Le dérèglement constitutionnel à dessein dynastique
Pour assurer la dévolution du pouvoir à son fils Karim, Abdoulaye Wade n’a pas hésité à concevoir des monstruosités juridiques. Et El Hadji Mbodj de noter qu’ « elle consacre un écrasement des principes fondamentaux de la démocratie constitutionnelle et un ébranlement des fondements mêmes du pouvoir républicain.»
Les motivations qui sous-tendent le énième tripatouillage de la constitution du 22 janvier 2001 sont apparues au grand jour une fois porté à la connaissance du public le projet de loi constitutionnelle instituant le ticket de l’élection simultanée, au suffrage universel, du président et du vice-président adopté par le Conseil des ministres le jeudi 16 juin 2011
Si l’on se fie à l’objet de la réforme envisagée, l’on peut considérer cette réforme comme rentrant dans l’ordre normal du système constitutionnel sénégalais qui, depuis 2009, a intégré la vice-présidence. Restait toutefois à résoudre l’épineuse question de sa légitimité démocratique résultant de la participation du peuple à sa désignation. Le ticket présidentiel apporte une solution satisfaisante à cette équation.
Dans un commentaire à chaud de la réforme publié dans les colonnes du quotidien Le Populaire du samedi 18 juin 2011, je ne m’inquiétais, pas outre mesure, de l’impact de la réforme sur une éventuelle stratégie de dévolution monarchiste du pouvoir présidentiel. A priori, des écueils juridiques étaient dressés contre un ticket présidentiel familial constitué d’un père et de son fils.
Il en est ainsi de la loi N°2010.11 du 28 mai 2010 instituant la parité absolue homme-femme dans les fonctions entièrement et partiellement électives. L’applicabilité de cette loi couronnant l’engagement personnel du président Wade en faveur de la promotion de la femme dans la sphère politique, la promesse faite aux femmes de leur réserver le poste de vice-président et surtout l’invite adressée à l’Observatoire national sur la parité, lors de la Conférence internationale sur la parité ouverte le lendemain de l’adoption du projet de révision constitutionnelle de veiller au respect de la parité homme/femme, sur les listes des partis politiques aux législatives de 2012, inclinaient tout naturellement à l’application de la parité à l’élection présidentielle au scrutin de liste.
Au surplus, l’élection du vice-président sur la base d’un ticket présidentiel, n’impactait nullement sur l’organisation de la succession présidentielle qui, conformément à la constitution, emprunte une forme élective après une suppléance provisoire assurée par le président du Sénat.
Lisant le projet de loi constitutionnelle, je me suis rendu compte que ce «ticket présidentiel» sur lequel se focalise l’attention des acteurs et observateurs politiques cachait en réalité une stratégie pernicieuse de dévolution du pouvoir à un dauphin très vraisemblablement biologique. L’élection au suffrage universel du président de la République et de son vice-président n’est en réalité que la sève qui nourrit le sombre dessein de piétiner les fondements même du pouvoir républicain par des arguties juridiques aux antipodes de l’Etat de droit.
La révision constitutionnelle, si elle est adoptée telle quelle, va singulariser davantage notre pays. Elle consacre un écrasement des principes fondamentaux de la démocratie constitutionnelle et un ébranlement des fondements mêmes du pouvoir républicain. Douze dispositions constitutionnelles, initiées sans concertation et sans illusion approuvées par un Parlement constituant instrumentalisé, vont mettre en place un arsenal juridique permettant à un président peu soucieux de l’irrecevabilité de sa candidature au regard de la constitution qu’il a initiée, d’imposer, au prix de distorsions juridico-politiques, son héritier au peuple.
La stratégie de succession monarchique se décline en 4 points :
1. La parité aux autres
Dans le commentaire à chaud de la réforme, j’écartais toute hypothèse de succession dynastique en déclarant que la loi sur la parité qui est d’application au Sénégal, devrait conduire le président Wade, dans l’hypothèse où il serait candidat en dépit des obstacles dirimants à sa candidature, à choisir une colistière. Le texte publié vient de nous rappeler la dure réalité machiavélique des calculs politiques. Car l’article 2 du projet de loi constitutionnelle modifiant l’article 6 de la constitution du 20 janvier 2001 ne laisse planer aucun doute sur la volonté d’appliquer une parité à sens. Ainsi que le met en relief l’exposé des motifs la «spécificité de la fonction exécutive, en particulier de la fonction présidentielle…. explique et justifie que l’on n’applique pas (la parité) au ticket présidentiel». L’article 26 modifié, «Le ticket présidentiel ainsi constitué n’est pas soumis à la contrainte paritaire» (les militantes de la parité apprécieront). Aussi, disposant ainsi du pouvoir de faire abstraction des contraintes paritaires, il pourra choisir son colistier et intégrer son fils à la liste des prétendants à la vice-présidence.
2. Un scrutin à deux tours apparent face à un scrutin à un tour réel
Des incohérences et contradictions manifestes sont révélées par la combinaison de l’article 2 du projet (modifiant l’art 26) et l’article 6 (modifiant l’article 33 en ses alinéas 2 et 3). L’article 2 dispose : «Le président de la République et le vice-président de la République sont élus... au scrutin majoritaire à deux tours assorti d’un minimum bloquant de 25% des suffrages exprimés». La vocation primordiale de ce mode de scrutin est de conférer une légitimité électorale incontestée à un candidat élu au premier tour par la majorité absolue du corps des électeurs. L’élu doit obtenir au moins la moitié des votes des électeurs ayant pris part au scrutin. A défaut, il y aura ballottage et un second tour de scrutin est organisé à l’issue duquel la majorité relative, c’est-à-dire le plus grand nombre de voix, suffit. L’exposé des motifs du projet avoue cette volonté de supprimer le scrutin majoritaire à deux tours en déclarant : «L’élection présidentielle en ticket exclut en principe un 2e tour.»
Dans cette logique confusionniste, l’exposé des motifs ajoute : «Mais le projet de loi maintient le 2e tour si la liste en tête au premier tour ne réunit pas un minimum de 25% des suffrages exprimés dit minimum bloquant.» En réalité, le maintien du scrutin majoritaire à deux tours n’est qu’apparent. Il n’est envisageable qu’en cas d’atomisation des partis politiques dont aucun n’arrive à émerger du lot. En outre, il s’agit là d’une arme à double tranchant qui pourrait se retourner contre ses initiateurs. L’effritement de la majorité présidentielle dans les villes, qui captent l’essentiel du corps électoral, lors des élections locales de 2009, peut déboucher sur sa défaite électorale en 2012 si les partis de l’opposition et les acteurs engagés de la société civile s’entendent sur un candidat de consensus. A y regarder de près, le dispositif constitutionnel qu’on s’apprête à mettre en place est favorable à une véritable alternance démocratique en 2012.
3. Un vice-président amphibologique : Le projet de loi constitutionnelle vise manifestement à organiser, de manière abrupte, sans une once de subtilité ou de nuance, une succession dynastique au sommet de l’Etat. Le vice-président, qualifié d’essentiel dans un processus d’approfondissement de la démocratie (exposé des motifs) est, comme Janus, une institution à deux facettes bien différenciées. Selon les circonstances, le vice-président porte des oripeaux ou des loques institutionnels.
Seul le vice-président majestueux et valorisé peut prétendre à la magistrature suprême. Elu en même temps que le président de la République, il jouit d’une garantie d’irrévocabilité dans la mesure où il est élu pour toute la durée du mandat présidentiel. Le vice-président nommé, à la suite de la vacance du titulaire de la fonction, ne jouit que d’un traitement au rabais. Il peut être révoqué à tout moment par le président de la République. Ce traitement discriminatoire apparaît plus nettement dans l’organisation de la succession du président de la République. Là également, le projet aménage une dichotomie de régimes juridiques applicables au Vice-président.
4. Une dichotomie des règles de la succession présidentielle
La stratégie de succession dynastique est ancrée dans le projet de constitution qui instaure un système discriminatoire d’organisation de la continuité de la fonction présidentielle. Une même institution – le vice-président - est selon, les situations, un acteur de la succession du président de la République dont il est le dauphin constitutionnel ou un spectateur d’une succession qui se déploie sans lui.
L’article 10 du projet, modifiant l’article 39 de la Constitution, fait du vice-président le remplaçant direct du président de la République en cas de vacance suite à une démission, un empêchement définitif ou au décès en cours de mandat. Plus grave, il n’est même plus nécessaire d’attendre que la vacance intervienne en cours de mandat. Selon l’article 8 modifiant l’article 36, alinéa 2 de la constitution «au cas où, avant son entrée en fonction, le président élu décède, se trouve définitivement empêché ou renonce au bénéfice de son élection, le vice-président de la République élu est proclamé président de la République par le Conseil constitutionnel. Il nomme un vice-président de la République». Un candidat peut battre campagne pour son vice-président, le porter à la magistrature suprême avant même la fin du processus électoral qui est clos par la décision du Conseil constitutionnel.
Ce régime de la succession ne bénéficie pas au vice-président au rabais. Les alinéas 3 et 4 du même article posent la règle selon laquelle le vice-président nommé ne peut remplacer le président de la République élu en cas de vacance définitive. Les règles actuelles de la succession retrouvent leur vitalité avec la suppléance assurée par le président du Sénat en attendant l’organisation d’un nouveau scrutin soixante jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel. La suppléance est assurée par le président du Sénat.
Qu’est-ce qui peut expliquer ce traitement discriminatoire affectant une institution en fonction de la personne qui l’incarne ? Le système politique américain appelé à la rescousse pour justifier le ticket présidentiel autorise bien le vice-président nommé suite à la vacance de la Vice-présidence de remplacer automatiquement le président de la République sur la base du 25e amendement adopté en 1967. C’est en application de cette règle que le sénateur Gérard Ford, nommé vice-président par le président Nixon pour remplacer Spiro Agnew, démissionnaire, accédera sans accroc à la magistrature suprême américaine après la démission de Nixon, emporté par le scandale du Watergate.
Contrairement à leurs attentes, ce projet pourrait jouer en défaveur de ses initiateurs. Non seulement il met les acteurs politiques devant l’impérieuse nécessité de se structurer et de s’unir, mais il contribue à faciliter les alliances électorales pour la présidentielle. Un ticket présidentiel garantit la conservation des postes pendant la durée du mandat en ouvrant au Vice-président la possibilité d’accéder au pouvoir présidentiel.
* El Hadj Mbodj est agrégé de droit public et de sciences politiques
* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur Pambazuka News