Les Etats Unis en avaient fait un modèle, un pilier de leurs stratégies politique et militaire dans le monde arabe. Aujourd’hui que l’Egypte bascule après s’être débarrassé de la dictature de Moubarak, Washington cherche à continuer à tirer les ficelles. Pour cela, note Samir Amin, les Etats Unis peuvent jouer sur l’armée égyptienne et les Frères musulmans pour arriver à une combinaison entre un pouvoir dit islamique et une dictature militaire
Les événements qui secouent la Tunisie et l’Égypte constituent des révoltes sociales potentiellement porteuses de la cristallisation d’alternatives, qui peuvent à long terme s’inscrire dans une perspective socialiste. C’est la raison pour laquelle le système capitaliste, le capital des monopoles dominants à l’échelle mondiale, ne peut tolérer le développement de ces mouvements. Il mobilisera tous les moyens de déstabilisation possibles, des pressions économiques et financières jusqu’à la menace militaire. Il soutiendra, selon les circonstances, soit les fausses alternatives fascistes ou fascisantes, soit la mise en place de dictatures militaires.
Il ne faut pas croire un mot de ce que dit Obama. Obama, c’est Bush, mais avec un autre langage. Il y a là une duplicité permanente. En fait, dans le cas de l’Égypte, les États-Unis soutiennent le régime. Ils ont pu finir par juger plus utile le sacrifice de la personne de Moubarak. Mais ils ne renonceront pas à sauvegarder l’essentiel : le système militaire et policier. Ils peuvent envisager le renforcement de ce système militaire et policier grâce à une alliance avec les Frères musulmans.
En fait, les dirigeants des États-Unis ont en tête le modèle pakistanais, qui n’est pas un modèle démocratique mais une combinaison entre un pouvoir dit islamique et une dictature militaire. Toutefois, dans le cas de l’Égypte, une bonne partie des forces populaires qui se sont mobilisées sont parfaitement conscientes de ces visées. Le peuple égyptien est très politisé. L’histoire de l’Égypte est celle d’un pays qui tente d’émerger depuis le début du XIXe siècle, qui a été battu par ses propres insuffisances, mais surtout par des agressions extérieures répétées.
L’Égypte de Nasser disposait d’un système économique et social critiquable, mais cohérent. Nasser a fait le pari de l’industrialisation pour sortir de la spécialisation internationale coloniale qui cantonnait le pays à l’exportation de coton. Ce système a su assurer une bonne distribution des revenus en faveur des classes moyennes, mais sans appauvrissement des classes populaires. Cette page s’est tournée à la suite des agressions militaires de 1956 et de 1967 qui mobilisèrent Israël.
Sadate et plus encore Moubarak ont œuvré au démantèlement du système productif égyptien, auquel ils ont substitué un système totalement incohérent, exclusivement fondé sur la recherche de rentabilité. Les taux de croissance égyptiens, prétendument élevés, qu’exalte depuis trente ans la Banque mondiale, n’ont aucune signification. C’est de la poudre aux yeux. La croissance égyptienne est très vulnérable, dépendante du marché extérieur et du flux de capitaux pétroliers venus des pays rentiers du Golfe. Avec la crise du système mondial, cette vulnérabilité s’est manifestée par un brutal essoufflement. Cette croissance s’est accompagnée d’une incroyable montée des inégalités et du chômage, qui frappe une majorité de jeunes. Cette situation était explosive, elle a explosé. Ce qui est désormais engagé, au-delà des revendications initiales de départ du régime et d’instauration des libertés démocratiques, c’est une bataille politique.
Dans ce contexte, les Frères musulmans tentent de se présenter comme des « modérés » parce qu’on leur demande de jouer ce jeu. Ils n’ont jamais été des modérés. Il ne s’agit pas d’un mouvement religieux, mais d’un mouvement politique qui utilise la religion. Dès sa fondation en 1920 par les Britanniques et la monarchie, ce mouvement a joué un rôle actif d’agent anticommuniste, antiprogressiste, antidémocratique. C’est la raison d’être des Frères musulmans et ils la revendiquent. Ils l’affirment ouvertement que s’ils gagnent une élection, ce sera la dernière, parce que le régime électoral serait un régime occidental importé contraire à la nature islamique. Ils n’ont absolument rien changé sur ce plan.
En réalité, l’islam politique a toujours été soutenu par les États-Unis. Ils ont présenté les talibans dans la guerre contre l’Union soviétique comme des héros de la liberté. Lorsque les talibans ont fermé les écoles de filles créées par les communistes, il s’est trouvé des mouvements féministes aux États-Unis pour expliquer qu’il fallait respecter les « traditions » de ce pays. Ceci relève d’un double jeu. D’un côté, le soutien. De l’autre, l’instrumentalisation des excès naturels des fondamentalistes pour alimenter le rejet des immigrés et justifier les agressions militaires. Conformément à cette stratégie, le régime de Moubarak n’a jamais lutté contre l’islam politique. Au contraire, il l’a intégré dans son système.
Moubarak a sous-traité la société égyptienne aux Frères musulmans. Il leur a confié trois institutions fondamentales : la justice, l’éducation et la télévision. Mais le régime militaire veut conserver pour lui la direction, revendiquée par les Frères musulmans.
Les États-Unis utilisent ce conflit mineur au sein de l’alliance entre militaires et islamistes pour s’assurer de la docilité des uns comme des autres. L’essentiel est que tous acceptent le capitalisme tel qu’il est. Les Frères musulmans n’ont jamais envisagé de changer les choses de manière sérieuse. D’ailleurs, lors des grandes grèves ouvrières de 2007-2008, leurs parlementaires ont voté avec le gouvernement contre les grévistes. Face aux luttes des paysans expulsés de leur terre par les grands propriétaires fonciers, les Frères musulmans prennent partie contre le mouvement paysan. Pour eux la propriété privée, la libre entreprise et le profit sont sacrés.
Les militaires comme les Frères musulmans acceptent l’hégémonie des États-Unis dans la région et la paix avec Israël telle qu’elle est. Les uns comme les autres continueront à faire preuve de cette complaisance qui permet à Israël de poursuivre la colonisation de ce qui reste de la Palestine.
* Samir Amin est directeur du Forum du Tiers-Monde
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