Samir Amin, directeur du Forum du Tiers-Monde et président du Forum mondial des alternatives, estime que le moment est venu qui devrait permettre aux pays du Sud de prendre des initiatives indépendantes de celles du Nord, face à la crise du système de mondialisation en place. Le Sud est devenu capable, s'il en a l'audace, d'imposer les transformations nécessaires qui conditionnent la poursuite de son développement.
Les pouvoirs en place dans le Nord craignent et s'emploient à désamorcer le danger des transformations qui peuvent libérer le Sud du système de domination actuel par un discours appelant à un « consensus global » nécessaire, selon eux, puisque la crise est « globale ». Mais cette logique apparente, développée par de nombreux économistes tels que le Prix Nobel d’économie 2001, Joseph Stiglitz, est tout le contraire de ce que pense Samir Amin. Pour lui, dans l'état actuel des choses, ce que le Nord qualifie de « consensus global » vise exclusivement au rétablissement de l'ordre injuste mis en place dans les décennies qui ont précédé sa crise. Un éventuel consensus authentique ne deviendrait possible que plus tard, après que les pays du Sud auront, par leurs initiatives indépendantes, amorcé la remise en cause effective de l'ordre en place.
Amin relève le fait que des initiatives allant dans le sens qu’il développe se dessinent notamment dans le cadre du Groupe de Shanghai. « Le Nord tente d'en limiter le potentiel transformateur en « cooptant » les pays émergents majeurs au sein du G20, sans renoncer véritablement à conserver la maîtrise globale du processus. Cette stratégie peut être mise en échec si d'autres initiatives sont prises ailleurs dans le Sud, ouvrant la voie à la constitution d'un large front des pays qui sont les victimes majeures du système en crise », affirme-t-il.
La Conférence internationale qui s’est tenue à Bandoeng (Indonésie) du 17 au 24 avril 1955 avait été préparée par une intense activité de groupes de réflexion du Sud de l'époque, amorcée cinq ans plus tôt. Par son âge – il est né en 1931 au Caire – Samir Amin a eu l'avantage de participer en benjamin à l'un d'entre eux, pour le Moyen Orient, en 1950 (voir encadré sur la disparition de Raymond Aghion). Pour lui, le moment exige une nouvelle initiative de même nature.
La crise a toujours été inhérente au capitalisme. Beaucoup de théoriciens marxistes en avaient prévu la fin, or il a su toujours s’adapter. S’agit-il d’une crise qui en sonnerait enfin le glas ? Comment analysez-vous cette dernière ?
Ni Marx, ni moi, ni d'autres marxistes – mais pas tous - n’avons dit que la fin du capitalisme était "inéluctable". Ce que nous avons dit c'est que le capitalisme créait les conditions objectives, matérielles, politiques et morales permettant une avancée de la civilisation qualifiée de socialisme. C’est un avenir nécessaire, possible mais il n’est nullement inéluctable. Marx a toujours souligné l’autre possibilité, celle d’une autodestruction de la société. Rosa Luxembourg, qui n’était pas une mauvaise marxiste, parlait, il y a un siècle, de « socialisme ou barbarie », c’est-à-dire qu'à défaut d'avancées en direction du socialisme, la logique du développement du capitalisme conduisait à la barbarie.
Le capitalisme a pourtant su s’adapter…
Oui, mais à quel prix ? Précisément en devenant de plus en plus barbare. La crise actuelle sera plus sévère, plus criminelle et plus violente dans ses conséquences que les précédentes. Evidemment, par leur réponse à la crise, les peuples pourraient faire avancer dans la direction du socialisme. Mais si ces réponses demeurent faibles, comme elles le sont jusqu'aujourd'hui, et que le capital conserve le contrôle de la réponse à la crise, le système va devenir encore plus barbare qu’il ne l'a jamais été.
La crise étant globale, la solution ne peut donc être que globale. Comment voyez-vous une solution globale qui puisse permettre de sortir du capitalisme, comme vous le suggérez dans votre livre ?
La logique qui est derrière l’affirmation « la crise est globale, donc la solution doit être globale » ne résiste pas à un examen sérieux. La crise actuelle n’est pas celle de la globalisation en général, elle est celle d’une forme de globalisation qui est capitaliste et impérialiste. Sa crise produira un conflit entre les puissances impérialistes dominantes et le reste du monde qui ira en s’accentuant et entraînera précisément l'abandon de la recherche illusoire d’une solution globale, c’est-à-dire d’une solution de « sortie par le haut » sur la base d’un consensus mondial. Le Sud sera amené à affirmer ses propres positions, en prenant des distances par rapport à la globalisation. Je ne dis pas : sortir de la globalisation mais prendre des distances et contraindre l’impérialisme à faire des concessions aux avancées du Sud.
La globalisation ne rend-elle pas impossible des stratégies indépendantes du Sud ?
Au contraire la globalisation est aujourd'hui un atout dont les pays du Sud peuvent s'emparer pour imposer des changements en leur faveur. La forme actuelle de la globalisation impérialiste est plus approfondie qu’elle n’était il y a une cinquantaine d’années, au moment de la Conférence de Bandoeng. A l’époque, les pays d'Asie et d'Afrique ne disposaient d’aucune capacité technologique, d’aucune structure politique solide. Beaucoup étaient encore soumis à la domination coloniale, d’autres venaient à peine de s’en sortir. Aujourd’hui ; le Sud dans son ensemble est plus fort et mieux armé pour imposer des transformations dans un sens plus avantageux.
Le Nord est donc si faible ?
Les positions du Nord sont beaucoup plus fragiles qu’elles ne le semblent. Sa domination repose presque exclusivement sur sa prétention à exercer un monopole sur les technologies, à se réserver l’accès exclusif aux ressources naturelles de la planète entière et à dominer le système dans le domaine financier. Or ces monopoles peuvent être remis en question, aujourd’hui, par les pays du Sud, moins difficilement qu'il ne l'était à l'époque de Bandoeng.
Pourquoi ?
Parce que le Nord ne peut pas se passer du Sud. Le maintien de son style de consommation et de gaspillage impose l’utilisation exclusive par lui de toutes les ressources de la planète. En revanche, le Sud peut se passer du Nord. Il possède des ressources naturelles abondantes. Il a désormais les moyens de développer la technologie par lui-même, s'il le souhaite. De ce point de vue, tous les pays ne sont pas à égalité, bien sûr, mais la Chine, l’Inde ou même des pays de taille moyenne, ont la capacité de développer par eux-mêmes les technologies modernes, même les plus avancées.
Vous direz que l'avenir du Sud est conditionné par l'essor de ses exportations vers le Nord. Pas du tout. Le Sud peut substituer à ces exportations des productions davantage orientées vers le marché intérieur, vers des échanges Sud-Sud. L’approfondissement de la globalisation donne un avantage au Sud, en comparaison avec 1955.
Mais le Sud est diversifié, certains pays ont des moyens mais ce n’est pas le cas de tous…
Le Sud a toujours été diversifié. Entre la Chine communiste de 1955 et le Gabon de Léon Mba, il y a autant de différences qu'entre la Chine capitaliste d’aujourd’hui et le Gabon d’Ali Bongo. Cela n’a pas empêché, lors de Bandoeng, que la Chine et le Gabon se retrouvent dans le même camp et fassent reculer l’impérialisme. Les remises en cause ont été plus ou moins radicales selon les pays. Mais même les pays qui sont demeurés enfermés dans les limites du néo-colonialisme ont tiré profit de Bandoeng. Certe, cette diversité crée parfois des intérêts divergents et produit des stratégies différentes, mais cela a toujours été le cas.
Cette divergence ne peut-elle produire un désir, pour certains pays du Sud, de s'associer au Nord dans la nouvelle globalisation ?
C’est vrai qu’un certain nombre de pays émergents, notamment ceux qui ont enregistré les plus grands succès – je pense à la Chine en premier lieu – paraissent acquiescer au discours dominant et croire le "rattrapage" possible dans le système de la mondialisation. Je crois qu’il s’agit là d’une illusion entretenue par la propagande occidentale. Je suis persuadé que les dirigeants chinois ne se font aucune illusion à ce sujet. Ils savent que le chemin du rattrapage est extrêmement long et que les conditions qui leur sont faites n’y sont pas favorables. Peut-être se fait on davantage d'illusion en Inde, au Brésil ou en Afrique du Sud, mais certainement pas en Chine.
Si aucun rattrapage n’est possible, que peut-il se passer ?...
L’histoire démontrera à tous les pays émergents que s’ils s’imaginent pouvoir rattraper, dans le cadre de la globalisation actuelle, quand bien même celle ci serait partiellement corrigée, ils se trompent. C’est la raison pour laquelle j’ai dit que cette crise va entraîner un conflit entre les puissances impérialistes et les autres pays du monde. Je dis bien « les pays », c’est-à-dire les sociétés dans toute leur complexité et non pas « les classes populaires » ou « les classes dirigeantes ».
On voit, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, de nombreux pays sortir de la logique d’une mondialisation libérale et se replier sur des conceptions étatiques et autonomes du développement (le Venezuela, certains pays d’Amérique latine, le Brésil, l’Algérie). S’agit-il, à votre avis, d’une tendance appelée à s’amplifier ou au contraire, ces pays vont-ils s’intégrer dans la logique libérale ?
Votre observation est correcte : la direction générale de l'évolution probable des pays du Sud, qui va s’accentuer en réponse aux défis de la crise – à des degrés divers – peut être qualifiée d’étatisme. Il s'agit bien d'un capitalisme dans lequel le rôle de l’Etat est appelé à se renforcer. Cette orientation est plus marquée dans les pays émergents qui ont enregistré les plus grands succès, comme la Chine. Mais c'est là une tendance générale qui va se frayer la voie dans une bonne partie du Sud.
Le socialisme va donc se frayer la voie dans la périphérie ?
Le capitalisme d’Etat n’est pas le socialisme, mais il entre en conflit avec la domination impérialiste à l’échelle mondiale et, d’une certaine manière, favorise la maturation de consciences socialistes non seulement à l’intérieur des pays en question, mais aussi dans les sociétés du Nord. En contrepoint le capitalisme "privé", "normal" n'est pas porteur de potentiel de transformation analogue.
Mais le capitalisme d’Etat s’exerce surtout dans le domaine du contrôle des matières premières…
Non. Il concerne tout aussi bien le développement indépendant des technologies. Il permet la remise en cause des moyens par lesquels les pays impérialistes imposent leur domination financière globale.
Concrètement, que peut faire le Sud en réponse à la crise ?
Il lui faut prendre des initiatives indépendantes des propositions du Nord, quand bien même celles-ci seraient déguisées et feraient appel à un soi-disant consensus. Il s'agit d'une stratégie de « découplage », par laquelle les pays en question déconnectent au maximum le rythme et l’orientation de leur développement des pressions extérieures, des logiques de la mondialisation impérialiste dominante. Concrètement, cela signifie se tourner davantage vers le marché national et les échanges Sud – Sud et moins vers l’exportation en direction du Nord, et renforcer les capacités technologiques autonomes.
Les pays du Sud en ont les moyens. Exemple : en 1960, l’Algérie avait trente ingénieurs. Elle en a aujourd’hui 25 000. Au terme de quatre-vingts ans de colonisation, le Congo belge avait neuf diplômés de l’enseignement supérieur dont six ecclésiastiques, deux médecins et un avocat. Aujourd’hui, il y en a des centaines de milliers. En quarante ans, le pire régime que l’on puisse imaginer, celui de Mobutu Sese Seko a fait mille fois mieux que la belle colonisation belge dans ce domaine. Le découplage, que j’appelle la déconnection, n’est pas une formule magique ni un synonyme d’autarcie mais une stratégie qui contraint l’impérialisme à faire des concessions, à s’ajuster à des demandes qui entrent en conflit avec les objectifs de ses propres projets de réorganisation du système. Une stratégie qui vise à modifier les rapports de force.
Mais dans cette optique, quel est le rôle des pays émergents ?
On veut créer l’illusion que les pays émergents sont en voie de rattraper les pays développés et que leur système d'organisation devient de plus en plus analogue à celui des pays dominants. Cela n'est pas vrai, tout simplement parce que c'est impossible. La crise actuelle n’est pas seulement une crise financière. Plus fondamentalement nous avons affaire à une crise du capitalisme tardif des oligopoles – les cinq mille entreprises multinationales qui dominent l’économie mondiale – appartenant à la triade impérialiste et, simultanément, une crise de l’hégémonie des Etats-Unis. Ces deux caractères sont indissociables l’un de l’autre. Ces oligopoles ne dominent pas seulement l'économie, la société, l’idéologie, la gestion politique dans le Nord, ils dominent tout autant l'économie mondiale. Le Sud remet en question cette domination. C’est en ce sens que la réponse du Sud à la crise est anti-impérialiste ou « anti-hégémonique », comme disent les Chinois.
Le Nord va répondre à cette initiative du Sud…
Oui. Il a déjà commencé à répondre : par la guerre. L’establishment des Etats-Unis dans son ensemble, y compris Barack Obama, a choisi l’option du contrôle militaire de la planète. La première décision d’Obama a été de renforcer l'intervention militaire en Afghanistan, sans se retirer pour autant d’Irak (où au contraire les Etats-Unis renforcent leurs installations militaires "permanentes"). Il n’a pas non plus remis en question la politique d’implantation des bases militaires, comme on le voit avec la Colombie. L’Europe atlantiste et le Japon sont alignés sur cette stratégie impérialiste globale qui permet également aux Etats Unis de maintenir leur leadership.
Cette stratégie est aujourd’hui en échec…
Elle est en échec mais pas encore défaite. Ses armées sont embourbées, mais la guerre continue. Cet entêtement à donner une réponse militaire aux défis est la preuve de la justesse de mon analyse. La domination impérialiste globale est fragile, et ne peut pas se passer du contrôle militaire direct. Sans lequel la triade ne peut pas se garantir l’accès exclusif, pour sa propre consommation, aux richesses naturelles de la planète.
Vous dites qu’une solution consensuelle à la crise n’est pas possible et pourtant les pays du Nord cherchent à coopter les pays émergents les plus puissants et en particulier la Chine – d’où la création du G20 – et jusqu’à présent, ces pays n’ont pas rejeté l’idée d’une sortie de crise consensuelle.
Vous n’avez pas tout à fait tort : dans l’immédiat le Nord s’emploie à tenter de coopter un certain nombre de pays du Sud, ceux que l’on retrouve dans le G20, et à leur faire accepter un consensus. En fait, celui-ci est un faux consensus qui ne retient que les points de vue exclusifs du Nord. La preuve en est donnée par le rapport de la Commission convoquée par le président de l’Assemblée générale des Nations unies, qui s’est réunie à New York du 24 au 26 juin dernier et dont la présidence a malheureusement été confiée à Joseph Stiglitz. C’est lui qui a rédigé le rapport, même si celui-ci sera modifié marginalement pour pouvoir être "adopté".
Son projet est de « sortir par en haut » de la crise, sur la base d’un consensus mondial libéral, c’est-à-dire de restaurer le système tel qu’il était avant la crise financière de 2008. Ce document, que j’appelle « rapport Stiglitz », est inacceptable – et ne sera pas accepté dans les faits, même s’il est approuvé par acclamation. La solution que Stiglitz propose, parce qu'elle est "libérale", est, de ce fait, totalement irréaliste.
Il s’agirait donc de revenir à la situation quo ante novembre 2008 ?
Oui, tout à fait. L'objectif est bien de revenir au système antérieur moyennant quelques petites "régulations" financières. L'hypothèse est que ce système antérieur était "bon" et stable et qui ne s’est effondré qu’à la suite d’erreurs marginales. A mon avis, c’est une analyse fausse de la crise, mais c'est celle de tous les libéraux, qui peut être le croient sincèrement. Mais la sincérité n’exclut pas la sottise.
Il y a donc d’autres solutions ?
Il existe un autre projet de « sortie par le haut » sur la base d’un consensus, beaucoup plus sympathique. Qu’on le baptise « keynésien » ou « néo-keynésien » n’est pas important. Le projet fait de véritables concessions aux classes populaires, appelle à un réajustement de la répartition du revenu au bénéfice des travailleurs et même des classes moyennes. Il prend également en considération les grands problèmes écologiques et restaure le rôle de l’Etat et des services publics, faisant reculer la privatisation à outrance.
Qui est porteur de ce projet ?
Ce projet est celui de la gauche « naïve ». Une sortie progressiste "par en haut" globale, mondiale, est irréaliste parce qu'elle ne dit rien de plus que les intérêts des travailleurs et ceux du capital sont en conflit. Oui, ils le sont et cette contradiction est même certainement fondamentale partout au Nord et au Sud. C'est la contradiction propre au capitalisme à toutes les étapes de son déploiement. Mais elle n'occupe pas le devant de la scène. Celui-ci est occupé par le conflit entre les pays de la triade impérialiste et les autres.
Il y a même une "sortie par en haut" encore plus naïve. Je pense ici à une certaine gauche extrême, gesticulatoire, qui se contente de proclamer "il n'y a qu'à faire la révolution socialiste, la vraie" ! Oui, mais quand, où et comment ? L'histoire n'est pas commandée par les vœux pieux. Elle avance à travers les réponses qui sont apportées aux conflits qui occupent le devant de la scène. La sortie "néo keynésienne" par en haut exigerait que les peuples concernés – ceux du Nord – envisagent la socialisation des oligopoles, l'abolition de la propriété privée dans sa forme majeure. Or, en fait, cette socialisation n'est tout simplement pas envisagée. Car les peuples du Nord sont encore solidaires de leurs oligopoles qui leur garantissent l'accès exclusif aux ressources de la planète et tiennent à rester bénéficiaires de la rente impérialiste que cet accès leur procure. Par contre les pays du Sud sont contraints de remettre en question l'existence de cette rente.
Vous avez parlé des réponses du Sud à la crise, mais que font les peuples du Nord ?
Cette crise est celle du capitalisme tardif des oligopoles, qui a créé dans les pays de la triade impérialiste un déséquilibre social au détriment des classes populaires dont les conditions de vie se sont détériorées par la réduction de leurs droits sociaux, le chômage, la précarité etc. Le capitalisme tardif des oligopoles n'a pas seulement la maîtrise de la décision économique. Il commande tous les aspects de la vie sociale et politique. Le ralliement de la gauche au libéralisme, le "consensus" entre droite et gauche dont se gargarisent les médias dominants témoignent de la réalité de cette forme nouvelle de pouvoir du capital. On peut désormais parler du pouvoir de la ploutocratie, même si je n’aime pas ce terme parce qu'il a été utilisé dans la rhétorique démagogique du fascisme. Nous avons affaire à une nouvelle formule du pouvoir du capital, très différente de celle des étapes antérieures, en particulier de celle mise en œuvre à l'époque de l'Etat-providence dans le Nord.
Pouvez-vous rappeler ce qu’était cette étape ?
Le capital exerçait alors sa domination à travers un bloc social relativement large, qui incluait les petites et moyennes entreprises, c’est-à-dire une bonne partie du capital. La classe moyenne salariée dans son ensemble bénéficiait par la modernisation de postes de travail de plus en plus qualifiés et relativement mieux payés, avec à la clé la sécurité dans l’emploi. Par ailleurs, à la suite de la défaite du fascisme en 1945, les classes populaires étaient parvenues à imposer un compromis social qui se traduisait par l’augmentation des salaires en parallèle à celle de la productivité nationale moyenne, par le moyen de négociations patronat – syndicats soutenues par l’Etat. Le keynésianisme trouvait sa place dans ce cadre social. Cette forme de domination du capital appartient au passé.
Que se passe-t-il aujourd’hui ?
La forme actuelle de la domination du capital est celle de la ploutocratie financière. On le voit partout, parfois d’une façon caricaturale : parachutes dorés, etc. L’incarnation de ce changement qualitatif est Silvio Berlusconi, en Italie. Cette forme du pouvoir entraîne la détérioration de la situation non seulement des classes populaires, mais de fragments importants, voire de la majorité des classes moyennes. Il me semble alors que les conditions objectives se créent pour l'émergence d'un bloc alternatif anti-ploutocratique dans le Nord. Mais il n’y a aucun signe allant dans ce sens. C’est la raison pour laquelle le pouvoir des oligopoles est remis en question dans le Sud et par le Sud et non dans le Nord, jusqu’à maintenant.
Quelles peuvent être les conséquences ?
Ce n’est pas bon pour l’avenir, car cela donne davantage de chance à la poursuite du projet démentiel et criminel de contrôle militaire de la planète par les forces armées des Etats-Unis et de ses alliés subalternes de l’OTAN. L’opinion publique européenne n’est pas du tout prête à comprendre que l’OTAN est un instrument de l’impérialisme, le sien et celui des Etats-Unis, et que toute intervention, quels qu’en soient les prétextes, y compris humanitaires, ou de lutte contre le terrorisme, ne sont pas acceptables. Nous ne sommes malheureusement pas encore au stade où l’opinion de la gauche se cristallise autour d’une attaque en règle des oligopoles. Leur nationalisation ou leur étatisation, dans une perspective de socialisation – avec des formules à inventer – ne sont pas à l’ordre du jour et restent impensables dans le Nord.
Donc que va-t-il se passer ?
Nous risquons d’avoir, dans des conditions certes nouvelles, un remake du XXème siècle, c’est-à-dire des avancées dans les périphéries, avec toutes leurs limites sérieuses et leurs contradictions et peu de changement au Nord.
Où placez-vous la Russie dans ce schéma ?
La Russie est comme l'était l’Union soviétique, une « semi-périphérie ». Sa nature est ambigüe : elle est à la fois à la périphérie et au centre.
Ne voit-on pas une convergence entre les pays de l’OTAN, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Iran ?
Non. La preuve : l'existence du groupe de Shanghai composé de la Chine, la Russie, l’Asie centrale. L’Inde, l’Asie du Sud-Est, l’Iran y sont observateurs et il est dit que l’Afghanistan y aura sa place lorsqu’il sera libéré. On en parle très peu dans les grands médias dominants, probablement parce que c’est le groupe jugé le plus dangereux par l’impérialisme pour sa ligne anti-hégémonique et anti-interventionniste. Le groupe s’est réuni à Ekaterinenbourg en juillet dernier et a été très explicite dans sa condamnation des interventions politiques et militaires des Etats-Unis et de l'Otan en Asie centrale et au Moyen Orient. Par ailleurs le groupe a amorcé la mise en place d'un système financier "régional", appelé à se déployer dans le Sud, indépendant du dollar et de l'euro.
Mais ces pays du Sud, périphérie, groupe de Shanghai, ils sont aussi pétris de contradictions, ce qui doit nécessairement les affaiblir et profiter au Nord ?
Oui, les sociétés concernées sont traversées par des contradictions et des conflits sociaux appelés à prendre de l'ampleur. Les classes dirigeantes de ces pays sont « bourgeoises », elles exploitent leurs travailleurs, et entendent monopoliser à leur profit les bénéfices du développement. Leur conception du capitalisme d’Etat est alors celle d’une bourgeoisie. Mais il y a Etat et Etat. Dans la mesure où celui-ci entre en conflit avec l’impérialisme, son rapport avec les classes populaires et les classes moyennes nationales est appelé à évoluer. Ce capitalisme d'Etat peut être contraint à faire des concessions et le développement autonome des luttes sociales peut imposer la constitution de blocs nationaux populaires. On pourra alors parler de capitalisme d’Etat à vocation sociale, créant des conditions pour un développement graduel de la conscience socialiste.
Revenons à l'Europe. N'y a-t-il pas des signes encourageants de reconnaissance des défis auxquels l'humanité est confrontée, notamment du défi écologique ? N'y a-t-il pas là le germe d'un renouveau de l'internationalisme ?
Oui, ces signes et ces germes existent, dont la nouvelle conscience "verte" témoigne. Mais leur développement positif reste incertain. Les oligopoles se sont emparés de la question pour la dévoyer et ouvrir à leur expansion des champs supplémentaires de rafle de profits. Le "capitalisme vert" – les agro carburants en tête – est déjà là. Et il est dans l'ensemble bien accueilli par une opinion qui se laisse berner. De surcroît, par le biais de la commercialisation des droits de polluer les oligopoles reportent sur le Sud le poids des progrès dans le Nord, hypothéquant davantage l'avenir de la majorité de l'humanité. Le pillage des ressources continue, s'amplifie même à l'ombre du capitalisme vert.
Pour ma part je soutiens qu'une conscience écologique positive ne prendra corps dans le Nord que dans la mesure où le Sud récupèrera ses richesses naturelles et les utilisera pour lui-même. A ce moment-là, le discours écologiste, qui n’est aujourd’hui qu'une rhétorique creuse, pourra devenir réalité. Car il faudra alors que le Nord s’ajuste à la nouvelle donne.
L’Afrique, comme le groupe de Shanghai, est très diversifiée. A votre avis, est-ce une force ou une faiblesse pour l’avenir ?
Tous les pays du Sud ont toujours été divers à l'extrême, depuis toujours. Car les périphéries (il y a un centre, mais pas une périphérie) remplissent des fonctions diverses dans la globalisation façonnée par le centre qui est, lui, relativement homogène. La distance entre les Etats-Unis, la France et l’Allemagne, par exemple, n’est pas grande, alors que les sociétés périphériques sont diverses, non seulement par leurs racines historiques mais aussi et surtout du fait que les fonctions qui leur sont assignées par leur intégration dans le capitalisme mondial sont diverses. Cette hétérogénéité des périphéries fait la force de l’impérialisme.
Mais au-delà de cette diversité et des conflits d'intérêts immédiats les pays du Sud peuvent partager l'objectif commun de la libération de la domination impérialiste. Unis, comme à l'époque de Bandoeng, ils ont marqué des points et fait reculer l'impérialisme. Certes, l’Afrique est la région la plus fragile de l’ensemble des périphéries, pour des raisons historiques lointaines mais surtout à cause du fait qu’elle a été intégrée dans le capitalisme impérialiste par le moyen d'une colonisation brutale, puis parce que la poursuite de cette domination sous la forme néocoloniale l’a maintenue dans un rôle exclusif d’exportatrice de produits agricoles et de matières premières et a retardé l'incontournable industrialisation. Néanmoins l'Afrique doit ses avancées au front commun de Bandoeng.
L’Afrique est encore un vivier de pays en très grande difficulté…
Oui, les pays africains demeurent les plus vulnérables des pays du Sud contemporain. Mais on peut penser que les choses se dérouleront de la même manière que lorsque la majeure partie de l’Afrique a été entraînée dans le Non Alignement, à l'origine un projet des pays de l'Asie et du Moyen Orient. L'esprit de Bandoeng a joué un grand rôle dans la création de l'Organisation de l’unité africaine (OUA), laquelle a été déterminante dans les luttes de libération et dans le non-alignement.
Mais le Moyen Orient d’aujourd’hui ne peut plus jouer le rôle d’hier…
Bandoeng et le Non alignement ne sont pas apparus par surprise. Ils ont été préparés par de longues réflexions critiques des intellectuels progressistes de l'époque. L'un de ces premiers groupes de débat s'est mis au travail dés 1950 et a rassemblé des Egyptiens, des Syriens, des Irakiens, des Iraniens et des Turcs. On parlait à l'époque de "neutralisme positif". D'autres groupes réfléchissaient dans le même sens, au sein du Parti communiste chinois et en Inde, pour se retrouver plus tard dans le Non alignement. Ce n'est pas un hasard si l'Egypte et l'Algérie se sont retrouvées au cœur de ce premier temps de ce que j'ai appelé "l'éveil du Sud", sans lequel l'apparition de nouvelles puissances "émergeantes" aurait été impensable.
Certes, comme vous le disiez, le Moyen Orient ne joue plus ce rôle. Conscients du danger les impérialistes ont mobilisé toutes leurs forces pour annihiler le potentiel que les avancées nationales populaires portaient. Elles ont soutenu les agressions répétées du "porte avion" israelien implanté artificiellement dans la région, elles ont flatté l'Islam rétrograde et archaïque porté par l'aisance financière des Etats-comptoirs du Golfe. Un second temps de l'éveil du Sud est en marche. Le potentiel de transformation progressiste du monde dépendra de lui. De ce fait nous sommes confrontés à la tâche prioritaire de constituer des réseaux de débat de la gauche radicale et anti-impérialiste. La construction d'un internationalisme des travailleurs et des peuples capable de faire reculer la domination du capitalisme tardif des oligopoles l'exige. L'internationalisme ne peut être fondé que sur l'anti impérialisme, pas sur "l'humanitaire" ou le "respect de la diversité culturelle".
Encadré 1
Disparition de Raymond Aghion
Né en 1921 dans une famille de banquiers israélites établis en Egypte, décédé le 24 juin 2009, Raymond Aghion a, très vite, pris ses distances pour rejoindre le combat du peuple égyptien. L’antifascisme militant, le surréalisme entendu comme critique de la culture bourgeoise, son sens aigu de la justice sociale l’ont conduit naturellement à rallier le communisme égyptien, en particulier l’organisation connue sous le nom de Raya à partir de 1950.
Aghion était un penseur authentique qui associait – ce qui est toujours exceptionnel – une culture profonde mais non livresque, une ouverture à la diversité culturelle et un sens réaliste des rapports sociaux et du possible en politique. Il était aussi victime de sa modestie exemplaire, qui lui faisait fuir la publicité.
Aghion a participé aux engagement du noyau des intellectuels qui ont forgé les idées qui devaient un peu plus tard s’exprimer à Bandoeng (1955), entre autres dans la revue Moyen Orient, public à Paris en 1950 – 1951. Un exemple qui pourrait inspirer la nouvelle génération engagée à son tour dans le combat pour un second temps de l’éveil du Sud face aux défis de la mondialisation en crise.
(Samir Amin est, après la disparition de Raymond Aghion, de Maxime Rodinson, d’Yves Bénot, d’Ismail Abdallah, de Fouad Moursi, d’Iskandari et des autres, le dernier survivant de l’équipe de Moyen Orient).
* Samir Amin, directeur du Forum du Tiers-Monde et président du Forum mondial des alternatives, - Propos recueillis par Augusta Conchiglia, Majed Nehme et Valérie Thorin - Publié dans Afrique Asie, octobre 2009, Paris
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