Au regard de l’énorme influence intellectuelle de Mwalimu Nyerere, Chambi Chachage se penche sur son importance persistante. Rappelant la clairvoyance de Nyerere, lorsqu’il mettait en garde les nations contre la remise du pouvoir décisionnel aux mains du FMI, il souligne que l’héritage du dirigeant se manifeste dans la stimulation de débats passionnés concernant des changements socioéconomiques positifs.
Son nom est toujours le plus populaire en Tanzanie aujourd’hui. De nos jours, il provoque des sentiments citoyens dans les questions contemporaines. En homme humble, Nyerere répugnerait à une telle gloire. L’autre jour, alors que j’étais en route pour aller de Dar es Salaam à Arusha, j’ai entendu une conversation intéressante. Dans le bus, le conducteur discutait des questions d’actualité nationales avec des passagers. Plusieurs fois, le nom de Nyerere est apparu dans la conversation. «Ce Mwalimu, raillait l’un des passagers, il est responsable de ce qui arrive à notre société aujourd’hui». Propos suivi d’un silence assourdissant.
Bon, me suis-je dit, voilà une fois de plus la populace qui tape sur le dos de Nyerere, sans aucune réplique. Cependant que le passager poursuivait son réquisitoire, s’efforçant de démontrer comment un homme, mort dix ans auparavant, a mis en marche les évènements d’aujourd’hui. Alors que je pensais la bataille autour de Nyerere perdue, faute d’équilibre, un autre passager s’est mêlé à la conversation. Ce qu’il dit confirme ce que je pense être le principal legs de Mwalimu Nyerere : sa capacité à générer des débats publics sur les questions importantes de notre société.
Subitement la conversation a changé de tournure. L’autre passager a commencé à raconter une histoire conventionnelle pour décrire comment Nyerere avait cultivé l’unité et la tranquillité. D’autres passagers ont partagé ses vues, rappelant aussi comment Mwalimu a promu le Kiswahili à cette fin. Le premier passager a alors changé de camp, s’exclamant et hochant la tête pour marquer son approbation, en particulier lorsque le conducteur a rappelé l’appel de Nyerere pour laisser les minerais sous terre jusqu’au jour où la Tanzanie aura formé assez d’ingénieurs pour exploiter ses mines au profit de la nation.
Pour ceux qui sont intéressés par le savoir populaire local, c’est un moment de stimulation intellectuelle et d’interaction sociale que d’entendre le conducteur faire le lien entre le pillage de nos ressources naturelles, en cours, par des multinationales comme Barrick Gold et Anglo Gold Ashanti. Ceci montre la mesure à laquelle notre imagination populaire devient consciente des pièges résultant des stratégies de réformes néolibérales qui nous enferment dans le LIMP (Liberalise, Marketise et Privatise – libéralisation, marketing, privatisation). A ce propos, les mots cités par le chauffeur renvoient à de nombreuses versions populaires, dont celles-ci :
«Un jour Nyerere a dit : nous laisserons tous nos minerais sous terre jusqu’à ce que nous ayons formé nos propres géologues et ingénieurs des mines’’… Un commentaire sur Taifa Letu Blog
‘’Ils ont la loi pour eux… Mais comment est-ce qu’un caillou trouvé en Tanzanie peut être monopolisé par une compagnie étrangère ? Le président Nyerere a dit que c’était la propriété de nos enfants !» Mererani citizen, à une réunion communautaire, cité dans le rapport CMI (2006 :11)
Ces citations populaires dont je n’ai pu retrouver l’origine, sont également évoquées par les politiciens qui, d’une façon ou d’une autre, sont derrière le LIMP-ing du secteur minier. Des variantes ont été citées dans des sessions parlementaires plus d’une fois. Chose intéressante, même le précédent Premier ministre a évoqué ces situations en s’adressant aux investisseurs miniers.
Vous pouvez aborder presque n’importe quelle question et Nyerere l’enseignant aura quelque chose à voir avec la question. Oui, nous vivons des moments historiques tumultueux, comme la «Guerre contre la Terreur» qui a suivi le 11 septembre, qu’il n’a pas vécu et n’a pas pu commenté. Et pourtant, de façon prophétique il a abordé des questions qui y sont relatives et ont conduits à ces instants. Déjà en 1976, dans The World : Message to America from the Président of Tanzania Julius K. Nyerere. Message to America, publié par le Time Magazine de l’époque, il disait :
« Nous observons avec respect, sympathie et angoisse- parfois presque avec désespoir - comment les Américains s’efforcent de faire face aux résultats politiques et moraux résultant de leur système économique créateur de richesse et leur effort pour donner un sens international aux principes posés par les pères fondateurs de leur nation… Les Américains ont créé une puissance dont l’usage conduit à des abus fréquent à l’interne comme à l’externe. Mais les Américains continuent de lutter contre ces abus et pour que survivent les principes énoncés en 1776. Il reste donc l’espoir que la grande puissance de l’Amérique sera utilisée pour des êtres humains partout, plutôt que seulement pour la préservation et la création de la richesse nationale américaine. »
Qu’en est-il de la crise économique actuelle, peut-on se demander ? A-t-elle été prévue elle aussi par Nyerere ? Il se peut que nous n’ayons pas compris son attitude rigide face au Programme d’Ajustement Structurel (PAS), surtout lorsqu’il a dit «non aux interférences du Fmi», en 1980. N’est-il pas bien en avance sur son temps - bien au-delà des projets néolibéraux - lorsqu’il a prononcé ces mots cinglants lors d’un discours à des diplomates durant la Conférence d’Arusha sur la question de la restructuration du système monétaire international :
«Quand le FMI est-il devenu le ministre des finances international ? Quant les nations ont-elles consenti à lui abandonner leur pouvoir décisionnel ?’’
« Excellences,
C’est la puissance grandissante du FMI et sa façon arrogante et irresponsable à l’égard des pays pauvres qui m’a contraint à utiliser cette opportunité pour vous adresser ces remarques inhabituelles dans un discours de Nouvel An. Le problème de mon pays et d’autres pays du Tiers Monde est assez grave sans les interférences des fonctionnaires du FMI. S’ils ne peuvent nous aider au moins qu’ils s’abstiennent de s’en mêler.’’
C’était Nyerere au meilleur de lui-même, le Mwalimu que nous commémorons aujourd’hui en considérant les sujets populaires qui l’ont préoccupé toute sa vie. Voici comment Chachage a captivé notre imagination panafricaine lorsque nous pleurions sa mort, il y a 10 ans :
« Le 14 octobre 1999 Mwalimu nous a quitté après avoir bataillé contre une leucémie chronique, la même maladie qui a tué Franz Fanon en 1961. Les millions d’opprimés en Afrique et dans le monde déplorent sa perte avec une profonde tristesse et un grand sentiment de perte, parce qu’il faisait partie de ces gens qui, en mots comme en actes, ont travaillé à donner des droits à ceux qui en étaient dépourvus. Raison pour laquelle, son influence a rendu inconfortable ceux qui souhaitaient la révolte contre les nobles idéaux humains qu’il préconisait. La radio SAFM a annoncé son décès une premièrement fois le 28 septembre et encore le 11 octobre. Les deux fois, ils ont présenté des excuses pour avoir diffusé de fausses informations. Tim Modise, de la même station radio, dans sa fameuse émission du 18 octobre raillait même de façon sibylline : « Pourquoi quelqu’un qui est mort dans un autre pays nous touche –t-il tant que cela ? Pourquoi ne pas poursuivre notre chemin ?».
Mais il reste que les Sud Africains avaient été touchés en raison du rôle que Nyerere avait joué dans la lutte contre l’Apartheid, parmi d’autres vices sociaux. La SABC (South Africa Broadcasting Corporation) a même transmis ses funérailles en direct. Telle était la conséquence de l’empreinte d’un des meilleurs fils de l’Afrique sur leur imagination. La permanence de l’héritage de Nyerere à générer des débats public passionnés, qui visent à amener des changements sociaux et économiques positifs, représente ce «Mwalimu dans notre imagination populaire».
Je pense donc qu’il est approprié de terminer cette réflexion à son propos avec une de ses devises que la population s’est appropriée par-dessus toutes les divisions idéologiques : «Ça peut se faire ! Faites votre part !’’
* Chambi Chachage est un chercher indépendant, un éditorialiste et un analyste politique basé à Dar es Salaam, Tanzanie - Cet article constituera un chapitre dans le livre à paraître ‘Nyerere’s legacy’, textes rassemblés par Chambi Chachage et Annar Cassam et publié par Pambazuka Press Books
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