Guinée Bissau : Comment faire d’un drame un avantage ?
Le double assassinat des généraux président João Bernardo Vieira et chef d’Etat-major général Batista Tagmé Na Wai, bien que regrettable et condamnable, pourrait constituer l’épisode final de la « guerre des mandjua » (1), déclenchée depuis juin 1998 (à la veille de la publication du rapport d’une « commission indépendante » mise en place alors, pour enquêter sur un éventuel trafic d’armes entre militaires bissau guinéens et rebelles du Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance - MFDC), et ayant entraîné, outre la mort de centaines de combattants, les meurtres du brigadier Ansumana Mané, du général Verissimo Correi Seabra et, en janvier 2007, celui du « comodoro » Lamine Sanha, ancien Chef d’Etat Major de la Marine Nationale.
Sans vouloir procéder ici à une analyse exhaustive des causes profondes de l’instabilité politique et institutionnelle chronique de la Guinée Bissau, rappelons cependant que l’histoire de ce pays peut se résumer en une lutte fratricide au sein d´une élite qui, bien que d´origines ethniques diverses, avait pu, au lendemain de la libération du pays, en 1974, se retrouver à la fois à l´Etat-major de l´armée, au Comité Central du Parti, et au gouvernement de la nouvelle République.
Même si les purges des 14 novembre 1980 et 17 octobre 1986 doivent être comprises comme des modes de règlement sanglant des contradictions entre la nécessité, pour une partie de cette élite, d’affirmer un leadership d’un autre genre, nécessaire à la construction de l’Etat moderne et l’exigence d’égalité qu’impose la « mandjuandade » (2), il faut sans doute dire qu’une certaine difficulté des élites du PAIGC à se conformer aux nouvelles règles du jeu imposées par l´ouverture démocratique de 1991, ainsi que le développement de réflexes éthno-identitaires face à la perte de repères, ont été à l’origine des événements également sanglants des 17 mars 1993, 7 juin 1998, 20 novembre 2000, 14 septembre 2003, 6 octobre 2004 et 4 janvier 2007. (3)
Bref, une certaine complexité des relations entre groupes ethniques, partis politiques et fractions militaires, notamment après la guerre de juin 1998, à laquelle est venu s’ajouter, ces dernières années, l’installation dans le pays des réseaux colombiens et mexicains de trafic de cocaïne, a rendu ce petit pays ingouvernable, malgré l’attention de plus en plus soutenue que lui prête la communauté internationale.
S’il ne fait aucun doute que les assassinats de ces deux personnages clés du champs institutionnel bissau-guinéen constituent un événement à la fois triste, regrettable et condamnable, la place que l’un et l’autre ont occupée dans l’histoire à la fois brève et sanglante de ce pays, ainsi qu’une lecture fine du contexte de ces événements, devraient faire plutôt réfléchir aux possibilités de saisir ce douloureux événement comme une opportunité de « re-fonder » un Etat moderne sur les ruines fumantes et sanglantes de ce qui n’était plus, depuis la destitution de Luiz Cabral, en 1980, qu’un semblant d’Etat, fonctionnant sur la base de complots et de combines, de compromis fragiles et de compromissions, dans une atmosphère généralisée de méfiance, de haine ethnique (et raciale) et de violence physique et psychologique.
Contexte des récents assassinats
1- Quelques avancées politiques et institutionnelles et quelques incertitudes (4)
Il y a juste quelques semaines, la Guinée-Bissau mettait en place, le 7 janvier 2009, le gouvernement du Premier ministre Carlos Gomes Junior, à l’issue d’une élection parlementaire remportée largement par le PAIGC, et durant laquelle a eu lieu l’attaque de la résidence de Nino Vieira (le 23 novembre 2008). Parmi les pistes qui avaient été suivies pour éclairer cet événement, celle menant à l’ancien chef d’Etat major de la Marine, Amerigo Bubo Na Tchutu (dont le nom a été régulièrement associé, à tord ou à raison, au trafic de cocaïne) , et qui serait encore réfugié à Banjul, à la suite de son évasion de la résidence où il avait été mis sous surveillance militaire, après avoir été accusé d’une tentative de coup d’Etat militaire, au mois d’août 2008.
Quelques jours après cette attaque du 23 novembre contre la résidence de Nino, le général Tagmé déclarait avoir été pris pour cible par une « milice » de quelques centaines d’hommes, mise en place pour assurer la sécurité du président. Ce fut l’occasion pour le général Tagmé, d’envoyer ses troupes procéder au désarmement de ladite milice, ce qui se fit heureusement, sans violence.
Bien que majoritairement (pour ne pas dire exclusivement) PAIGC, l’actuel gouvernement semblait avoir néanmoins quelques difficultés à soumettre son programme de gouvernement à l’Assemblée nationale où le PAIGC dispose de 67 députés sur 100, ce qui fut finalement proposé pour le 26 février 2009.
Rappelons que Raimundo Pereira, le successeur constitutionnel du défunt Président (installé aussitôt malgré le boycott de la cérémonie par les députés du PRS), a été élu à la tête du parlement par 60 voix contre 37 pour Helder Proença (membre du Bureau politique du PAIGC, proche du défunt président et farouche adversaire de l’actuel Premier ministre) et qui a été ministre de la Défense du gouvernement de Aristides Gomes, mis en place au lendemain de l’élection du candidat indépendant Nino Vieira à la présidence de la République, en juin 2005 ; gouvernement dissout en mars 2007 au nom de l’éphémère Pacte National de Stabilité signé entre le PAIGC, le PRS et le PUSD.
Malgré les quelques difficultés du présent gouvernement liées aux divergences internes au PAIGC et aux positions extrémistes du PRS, et ce qui en apparaît comme une tare initiale (manque d’ouverture, pléthore de membres et réhabilitation de personnages très controversés), il faut bien reconnaître que certaines des toutes premières mesures prises, notamment par le ministre de l’Economie et des Finances, et dont le résultat se traduisait par le payement des salaires, avaient commencé à susciter beaucoup d’espoir parmi la population.
Enfin, tout observateur attentionné devrait pouvoir observer ces trois dernières années beaucoup de remous au sein des deux plus grandes formations politiques, le PAIGC et le PRS ; lesquels remous prennent hélas souvent la forme d’oppositions antagoniques pouvant aller jusqu’au blocage des institutions ; mais remous qui, également, prennent de plus en plus la forme de contestations du diktat de groupuscules très réfractaires à toute remise en cause du leadership ou du fonctionnement des instances de ces partis, contestations qui ont d’ailleurs motivé le recours en justice par certains militants du PRS (mai 2007), pour annulation des résolutions du dernier congrès de ce parti. N’y a-t-il pas là les signes d’un début de revendication de la démocratie interne ?
Cependant, les positions d’un parti politique comme le PRS (dont les 28 députés avaient boycotté la cérémonie d’installation du président par intérim et dont le leader, Kumba Yala, aurait déclaré qu’ayant été le dernier président démocratiquement élu le pouvoir devrait lui revenir), ainsi que l’absence notoire de discipline au sein du PAIGC dont trois membres éminents voulaient à la fois le présidence du Parlement, indiquent la difficulté qu’il peut y avoir à « pacifier » l’espace politique bissau-guinéen.
2- Des relations interpersonnelles exécrables qui ont rendu le pays « ingouvernable »
L’inimitié bien connue entre le défunt président Nino et l’actuel Premier ministre Carlos Gomes Junior, dont la raison serait, selon Nino Vieira lui-même, un accaparement de ses biens par ce dernier pendant ces longues années d’exil, semble avoir eu ses prolongements dans le Parlement où les jeux d’alliance entre les députés du PRS et les « exclus » du PAIGC (ou groupe de Nino) pourrait rendre plus compliquée la gouvernance du pays.
Rappelons que cette inimitié avait atteint un point tel que Carlos Gomes Junior ne s’était pas privé d’accuser publiquement le président Nino d’avoir été le commanditaire de l’assassinat de Lamine Sanha, ce qui lui avait valu un mandat d’amener auquel il n’a pu échapper qu’en allant se réfugier pendant plus d’une semaine dans les locaux de la représentation des Nations Unies à Bissau. C’est d’ailleurs en cette circonstance que le Président Nino avait publiquement mis le différend entre lui et Carlos Gomes sur le compte de cette « trahison en affaires ».
Quant aux rapports entre le défunt président et le défunt chef d’Etat Major, ils sont d’une complexité qui ne semblait pas se laisser saisir de l’extérieur. Sur ce point, rappelons simplement les trois faits suivants, qui donnent une idée de la complexité desdites relations :
- d’abord, le général Tagmé a été l’une des victimes les plus martyrisées de la purge initiée par Nino Vieira en 1986 à la suite d’un supposé « complot balante » ;
- ensuite, si Nino Vieira est revenu au pouvoir après les élections de 2005, il le doit pour beaucoup au général Tagmé, ancien membre de la junte qui avait chassé Nino du pouvoir à la suite de la guerre de juin 1998 et qui, non seulement se serait rendu souvent et discrètement à Conakry ou Nino passait une partie de son exil, en compagnie, dit-on, de Helder Proença, pour préparer son retour ; mais c’est également le général Tagmé qui, avec ses troupes, avait assuré l’atterrissage sécurisé (dans l’enceinte du stade de football de Bissau) de l’avion militaire qui ramena de Conakry le général Nino, pour la déclaration de sa candidature aux compétitions électorales de 2005 ;
- durant tout le mandat de Nino qui vient de finir par son assassinat, le général Tagmé, en sa qualité de chef d’Etat major (depuis l’assassinat en 2004 de Verissimo Correia), tout en déclarant « orbi et urbi » qu’il n’y aurait jamais de coup d’Etat en Guinée Bissau, aussi longtemps qu’il serait chef d’Etat major, n’a jamais cessé de ruiner l’autorité du président Nino, en empêchant objectivement la réalisation effective de certaines initiatives comme la réforme du secteur de sécurité, et en s’ingérant régulièrement dans le fonctionnement des institutions judiciaire et exécutive.
- Entre Carlos Gomes junior, l’actuel Premier ministre et le défunt général Tagmé, les relations qui n’avaient d’ailleurs jamais été bonnes, se sont définitivement détériorées lorsque ce dernier a « couvert » le retour de Nino au pays, malgré l’opposition radicale et farouche du premier nommé, qui était, en ce moment aussi, Premier ministre du gouvernement PAIGC, à la suite des élections parlementaires de février 2004 ayant marqué la fin de la transition consécutive au coup d’Etat de septembre 2003, contre Kumba Yala.
Pour bien comprendre comment un chef d’Etat major a pu s’opposer à la volonté et à la détermination d’un Premier ministre, outre la fragilité légendaire des institutions bissau guinéennes, il faut savoir que le général Tagmé avait été nommé chef d’Etat major à la suite de l’assassinat du général Verissimo Correia Seabra (de l’ethnie Pepel et tombeur de Kumba Yala, un président Balante), sous la présidence de transition de Enrique Rosa, laquelle devait se prolonger jusqu’aux élections présidentielles de juin 2005. Donc, l’ayant trouvé installé à la suite d’une « concertation » entre les chefs des différents corps d’armées, et sachant son propre pouvoir pas trop solide au sein du parlement d’alors où le PRS de Kumba Yala (balante comme Tagmé) disposait de 35 députés, Carlos Gomes (dont le PAIGC n’avait que 45 députés) s’est accommodé de ce chef incommodant mais extrêmement craint, durant toute une année.
3- L’inextricable nébuleuse ethno militaro politique
Si parmi les élites politiques bissau-guinéenne seule une minorité reconnaît ouvertement la réalité des considérations ethniques comme fondement des interactions entre certains partis politiques et certaines franges de l’armée, ainsi d’ailleurs que les postures et positions proprement racistes de certains hommes politiques à l’égard de leurs homologues « métis », la grande majorité de la population, quant à elle, considère que ce sont de telles considérations ethniques et racistes qui expliquent la fragilité chronique des institutions de l’Etat.
Sur ce point, les éléments suivants pourraient aider à mieux comprendre la difficulté de la Guinée-Bissau à se sortir de la situation.
Outre l’héritage institutionnel de la lutte de libération nationale qui faisait que les mêmes « camarades » se retrouvaient au Comité central du parti unique, à l’Etat Major de l’armée et au gouvernement, les lois électorales intervenus après l’ouverture démocratique ont toujours permis le vote des militaires dont personne ne voyait d’ailleurs pourquoi ils devraient être exclus du processus de désignation de leurs dirigeants politiques. Or, une telle disposition légale, dans un contexte de déséquilibre de la représentation des différentes ethnies au sein des forces armées, et notamment au niveau des officiers, comportait de fait, les germes d’une «ethnicisation» du champ politique et d’une interconnexion entre politiques et militaires.
Ce n’est donc pas surprenant que les Balantes, largement majoritaires au sein des forces armées, particulièrement au niveau le plus élevé de la hiérarchie où dominent les « officiers de campagnes », et qui se considéraient historiquement défavorisés par la politique éducative coloniale portugaise, désavantagés et persécutés par le pouvoir dictatorial de Nino, qui en élimina une bonne partie des rares élites (en 1986, après le « complot » de Paolo Correia), n’hésitèrent pas un instant, à rallier massivement le PRS, crée dès janvier 1992, et dont le leader Kumba Yala n’eut aucune difficulté particulière à nouer une alliance stratégique avec les élites militaires balantes, dont le défunt chef d’Etat major Tagmé.
Voilà pourquoi, après avoir réussi une alliance politique forte avec les élites du groupe ethnique Foulah du nord (second groupe majoritaire du pays), Kumba Yala a été, est encore, incontournable dans le champ politique bissau-guinéen : destitué par le coup d’Etat d’Octobre 2003, il a gardé un groupe parlementaire de 35 députés pendant toute la législature post-transition (majoritaire même au Parlement après l’exclusion de 21 députés du PAIGC fidèles à Nino) ; a été troisième au premier tour de l’élection présidentielle de juin 2005 (revenant d’un exil de presque deux ans au Maroc) et, enfin, a été décisif dans la défaite de Malam Bacai Sanha (candidat du PAIGC) face à Joaõ Bernardo Viera (candidat indépendant) dont le PRS de Kumba Yala a vigoureusement soutenu la candidature au second tour.
La guerre de juin 1998, pour avoir opposé des militaires loyaux au pouvoir du président Viera à une junte majoritairement composée de Balantes, de Mandingues et de Fulah, aura définitivement consacré la nécessité, pour tout parti ou groupe ou leader politique, sinon de s’allier à l’un ou l’autre fraction militaire, du moins à rechercher la sympathie et la « protection » dans une des deux fractions militaires.
La société bissau-guinéenne étant encore fortement traditionnelle, avec une prégnance ethnique forte sur les élites, les connexions des uns aux autres suivent préférablement donc les lignes ethniques.
Malheureusement, depuis la fin de la guerre de juin 1998, malgré les multiples tentatives de réconciliation au sein des forces armées, celles-ci n’ont jamais réellement rétabli la confiance entre éléments « loyalistes » et de la « junte », même si les exclusions et marginalisations ne sont pas très apparentes.
Aujourd’hui encore, certaines prises de positions politiques, la nature conflictuelle des relations entre les institutions majeures du pays, l’impossibilité d’une collaboration sincère entre différents services au sein d’un même secteur (comme celui très important de la sécurité, où des éléments de la police d’intervention rapide ont, l’année dernière, froidement abattu un élément de la police judicaire pour venger un des leurs) s’expliquent largement par les clivages ethno-politico-militaires ci-dessus décrits.
4- L’influence du narcotrafic sur le fonctionnement des institutions
Tout laisse croire que, lorsque les narcotrafiquants colombiens et mexicains ont décidé d’établir un « hub » en Guinée Bissau, ils ont choisi d’opérer, d’une certaine manière (au moins en ce qui concerne leurs connexions au sein des forces armées), suivant cette ligne de fracture.
Sans vouloir nous étendre sur l’emprise des réseaux de trafic de cocaïne sur la Guinée Bissau et leurs connexions avec certaines élites politiques, militaires et administratives, disons simplement qu’un certain nombre de faits récents et assez troublants peuvent donner une idée du rôle que pourraiENt avoir joué ces réseaux dans la vie politique et institutionnelle actuelle en Guinée Bissau.
L’histoire est bien connue de cet aéronef qui atterrit un jours de juin 2008 à l’aéroport Osvaldo Viera de Bissau, soi-disant pour livrer un don de médicaments à l’Etat major général de l’armée, et qui fut retenu au sol, son pilote arrêté, puis « échappé» des mains de son avocat qui l’accompagnait pendant un déplacement entre deux services du ministère de la Justice, alors qu’un ordre de capture provenant des autorités de son pays d’origine avait été reçu par la directrice de la Police judiciaire qui n’attendait que l’avis du Parquet.
Et des histoires de ce genre, ou celles de tonnes et de quintaux de cocaïne saisis, mis sous « scellés » puis volatilisés, remplissent souvent les rubriques des faits divers de la presse locale.
Ce qui peut paraître un peu curieux cependant, c’est qu’on a entendu rarement le président Nino Viera s’étendre sur ce sujet, à la différence des deux anciens Premiers ministres Aristides Gomes et Martihno Ndafa Cabi, qui n’hésitaient jamais lorsqu’ils citaient leurs « réalisations », de rappeler des résultats de la lutte qu’ils ont menée contre la drogue.
Un peu plus d’une semaine avant ces tragiques événements, le 20 février exactement, à l’occasion de la remise des diplômes à la dernière promotion de fonctionnaires de la Police judiciaire formés par l’Institut Supérieur Portugais de Police Judiciaire et de Sciences Criminelles, le Premier ministre Carlos Gomes Junior déclarait que « le combat contre la drogue doit être considéré comme un objectif national », dans un contexte très particulier.
En effet, la polémique entre Carlos Gomes et le cabinet du Procureur général de la République a été vive ces derniers temps, après que le Premier ministre eût déclaré la nécessité de faire rouvrir (par une commission interministérielle) le dossier des deux avions suspectés d’avoir été utilisés dans le trafic de narcotiques, en juin 2008 ; dossier dont le Procureur avait décidé de la clôture et de l’archivage, sous prétexte de forclusion liée aux limites temporelles de procédure.
Tout ceci pour dire que même si la Guinée-Bissau ne peut encore être considéré comme un narco-Etat, les réseaux de trafic de cocaïne ont su s’incruster sans doute, de façon suffisamment profonde dans beaucoup de sphères de l’Etat.
Les défis de la refondation de l’Etat
Avec beaucoup de raisons, on pourrait interpréter le double assassinat des 1er et 2 mars 2009 comme le prolongement et l’épisode final de la guerre de juin 1998, et on serait également tenté de dire qu’elle fut finalement remportée par les loyalistes, surtout si on a eu l’occasion, comme cela a été mon cas, d’avoir vu une de ces rares photos où figuraient ensemble les « acteurs clés » de la tragédie politico-militaire qui s’est jouée en Guinée Bissau depuis 1998.
Je me souviens exactement des circonstances dans lesquelles cette photo me fût montrée lors d’un de mes nombreux séjours professionnels au Centre de Djalicunda, dans la région de Oio, par une jeune femme fulah, musulmane et adjudant dans l’armée, dont je présumais l’immense sympathie pour les éléments de la junte. Sur cette image jaunie, elle s’était évertuée à mettre une croix sur ceux d’entre les personnages qui avaient déjà été tués : une croix rouge sur le front d’Ansumana Mané, une autre sur la poitrine de Verrissimo Correia Seabra, une encore quelque part sur le ventre de Lamine Sanha. J’imagine à présent, qu’elle a mis les deux dernière croix (je ne peux hélas deviner exactement où) sur les images de Tagmé et Nino !
Pourquoi donc ces deux assassinats ne devraient pas signer la fin de la guerre, puisqu’il n’y a plus de « chefs de guerre » ?
Et pourquoi la fin de la guerre ne devrait-elle pas constituer le début d’une véritable refondation d’un Etat moderne et démocratique en Guinée Bissau ?
De notre point de vue, deux particularités caractérisent le «champ politique» bissau guinéen, et font que son analyse est extrêmement difficile et la prévision de ses évolutions particulièrement risquée.
D’abord, la quasi impossibilité de saisir de l’extérieur, et dans leurs « équilibres instables », les logiques entre les considérations ethniques, les intérêts politiques et les connexions aux fractions militaires.
C’est cette première ambiguïté, qui explique pour l’essentiel la fragilité chronique d’un Etat dont les différentes institutions sont conduites et animées au niveau le plus élevé, d’une manière complètement inappropriée par des « citoyens » partisans, installés suite à des combines politiciennes mesquines ou à des pressions souvent ethniques et militaires.
Ensuite,il y a le manque de confiance extrême entre les différents acteurs politiques (y compris au sein d’un même parti politique, d’une même ethnie ou d’un même clan militaire), lié sans doute à la longue période de trahisons et de « vendetta » qui caractérise l’histoire du pays, et qui fait qu’il est extrêmement difficile de se prononcer sur l’engagement pour le bien commun, de l’un quelconque d’entre eux.
Enfin, on note une certaine faiblesse des organisations de la société civile, animées par des leaders qui (du fait de la « petitesse » de la population et de l’exacerbation des divergences) peuvent difficilement être considérés comme neutres ; ainsi que le caractère non professionnel de l’Administration publique, contraignent davantage à un optimisme raisonné quant à l’avenir du pays.
Néanmoins, le dégoût des populations pour la façon dont les acteurs politiques et militaires se sont jusque-là comportés, quelques évolutions notables au sein des grands partis politiques, le souhait ouvertement exprimé par un grand nombre d’officiers de rang élevé de voir les hommes politiques les tenir hors de leurs jeux (lors d’un atelier destiné à améliorer la collaboration entre les différents services du secteur de la sécurité et de la Justice, que j’ai animé en août 2008 sur demande de la Primature et du Bureau des Nations Unies), ainsi que la pauvreté chaque jour plus grandissante et les bonnes dispositions de la communauté internationale à accompagner les efforts de démocratisation, nous font croire qu’il est encore possible de sauver la Guinée Bissau.
De notre point de vue, il est possible de transformer la Guinée-Bissau en un pays paisible, prospère et démocratique, si des initiatives hardies, concertées et suivies sont entreprises dans les directions ci-dessous indiquées :
1 - un soutien ferme et consistant à la transition devant mener à la prochaine élection présidentielle, notamment en termes de conseils, de moyens et de communication avec l’extérieur ;
2 - une concertation sérieuse entre les partis politiques, les forces armées et la société civile, dans le sens d’un engagement à soutenir loyalement le processus en cours ;
3 - la mise en place d’une commission internationale d’enquête (idée qui ne semble cependant pas enchanter un certain nombre d’acteurs locaux, sous le prétexte du respect de la souveraineté nationale) dont les résultats seraient éventuellement remis aux autorités du pays, afin de constituer tout au moins un premier matériau utilisable dans la perspective d’une véritable réconciliation nationale ;
4 - la poursuite du programme de « Peace Building », avec notamment le démarrage, dès la fin de la transition, des activités de réforme du secteur de la justice et de la sécurité, et en augmentant le niveau d’appropriation du processus par les acteurs nationaux eux-mêmes ;
5 – inclure dans le cadre du « Peace Building Programme » la réalisation d’activités de développement des compétences en leadership, de formation en transformation des conflits, encourager et soutenir l’approfondissement de la démocratie interne au sein des partis politiques. De telles activités sont capables d’aider à changer les perceptions et les comportements des différents protagonistes, de construire petit à petit une vision partagée du futur, et de déconstruire la nébuleuse ethno politico militaire.
6 - une plus grande ouverture du Pouvoir exécutif actuel aux autres sensibilités politiques, et une accélération du processus de décentralisation administrative ;
7 - un soutien résolu à la «crédibilisation » de l’Etat, notamment par l’apport de ressources capables d’assurer le payement régulier des salaires des fonctionnaires, la relance du système éducatif et de santé ;
8 - une réflexion sérieuse sur le processus et les modalités d’une véritable réconciliation nationale, seule capable de mettre un terme à la « vendetta » en cours dans ce pays, depuis l’assassinat de d’Amilcar Cabral en 1973;
9 - une réflexion sérieuse sur les possibilités de révision de la constitution et du système électoral (5) dans le sens d’une plus grande représentation des divers groupes ethniques et des sensibilités politiques, sans exclure la mise en place d’une seconde chambre parlementaire ou d’un Conseil Economique et Social où les pouvoirs traditionnels (encore très prégnants) seraient représentés ;
10 - un soutien ferme de la communauté internationale à la lutte contre le trafic de narcotiques et la prolifération des armes légères et de petit calibre.
Sans prétendre que ces seules recommandations seront suffisantes pour éviter à la Guinée Bissau un avenir encore plus incertain, nous pensons tout de même que certaines parmi elles paraissent incontournables, d’autant plus que leur coût humain et financier serait de loin moins important que celui d’une mise sous tutelle des Nations Unies ; solution qu’on ne devrait pas exclure, au cas où persisteraient à la fois la violence et le désordre politique dans un pays où commence à s’installer solidement l’ordre des narcotrafiquants.
NOTES
1 - Dans un article paru dans Soronda (Numero Especial 7 de Junho), Dezembro 2000, intitulé “La guerre des mandjua: crise de gouvernance et implosion d´un modèle de résorption de crise.», Fafali Koudawo explique que le terme créole mandjua signifie pairs. Il se réfère au système traditionnel par classes d’âge qui crée des relations d’égalité sociale et d’identification mutuelle entre les membres d’une même classe d’âge.
2 - La mandjuandade est une catégorie de l’organisation sociale basée sur le regroupement par classe d’âge.
3 - Autant de dates qui semblent avoir marqué durablement la mémoire collective, chacune d´elles correspondant à une convulsion sociale ayant pour le moins fait des victimes, des orphelins et des veuves, fragilisant ainsi les relations entre les différents groupes ethniques, entre différentes fractions au sein de l´armée, entre le peuple et ses dirigeants et son armée; relations que plus d´une dizaines d´années de lutte de libération nationale avait élevées au rang de mythe, malgré le caractère inachevé de la construction de la Nation, ici comme presque partout en Afrique.
4 - Dans ce texte, nous prenons délibérément le parti de n’évoquer ni la « chasse » aux narcotrafiquants en cours en République de Guinée, ni les relations entre le Sénégal et la Guinée bissau.
5 - Voir sur ce point l’ouvrage de Delfim da Silva « Guiné-Bissau : Paginas de historia politica, rumos da democracia » publié en septembre 2003 par « Firkidja Editora » (397p.)
* Waly Ndiaye est directeur des Programmes de Gorée Institut
[email][email protected]
?* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur