Cinq éléments pour expliquer la crise alimentaire mondiale
La flambée des prix alimentaires qui a donné lieu à des "émeutes de la faim" constitue un véritable drame humain. Le prix mondial du blé a presque triplé en trois ans, doublé en un an ; celui du riz a pu augmenter de plus de 50 % depuis janvier. Le coût d’un repas a été surenchéri de 40 % en un an dans les pays pauvres. Là où l’alimentation représente jusqu’à 75 % du budget d’un ménage, ces hausses de prix s’avèrent catastrophiques. Elles pourraient refaire passer des millions de gens sous le seuil de pauvreté et effacer des années d’efforts de développement. Quelles raisons peuvent expliquer cette situation ?
Si l’on prend en compte que l’économie est constituée d’interconnexions complexes, il faut alors aller chercher les causes réelles de la crise un peu plus loin que ce que l’on peut lire ou entendre habituellement. La crise peut être lue comme l’effet pervers plus général de politiques empêchant la responsabilité de bien des décideurs.
Notons avant tout qu’il est vrai que le fait que chaque année des millions de gens sortent de la pauvreté grâce à l’intégration de leur économie dans la mondialisation a induit une hausse de la demande alimentaire notamment de viande (et le bétail consomme des céréales). Mais alors il faudrait que l’offre alimentaire suive, ou plutôt qu’on lui permette de suivre. Car s’il faut tenir compte des aléas du climat (baisse de la production en Australie du fait de la sécheresse par exemple), il faut surtout insister sur tous les éléments politiques, directs ou indirects, qui empêchent les marchés de s’ajuster par les quantités pour maintenir des prix relativement stables là où cela est possible.
1 - Effets pervers des mécanismes de subventions et du protectionnisme
En premier lieu, les mécanismes de subvention dans les pays riches, qui distordent les marchés, sont montrés du doigt. Et à juste titre. Il y a deux types d’effets ici. Le premier est que les subventions détournent les producteurs vers des cultures subventionnées. Et lorsque les Etats subventionnent la culture destinée aux biocarburants, comme c’est le cas aux Etats-Unis ou en Europe, cela se fait au détriment de cultures alimentaires non subventionnées. L’offre de cultures alimentaires étant artificiellement amoindrie, leurs prix augmentent. Et lorsque l’on subventionne le fait de ne pas produire, c’est la même chose (jachères en Europe jusqu’en 2007).
Le deuxième effet est que les subventions dans les pays du Nord (payées par leurs contribuables) empêchent les pays du Sud d’être compétitifs sur les marchés du Nord. Du fait de ce protectionnisme du Nord (en Europe – et la France en tête !), les pays du Sud ne peuvent se spécialiser là où ils pourraient avoir un avantage comparatif et accéder aux marchés du Nord. Cependant, il faut aussi rappeler que le protectionnisme des pays du Sud, notamment des pays d’Afrique entre eux, empêche souvent la constitution de grands marchés régionaux. La responsabilité des politiques dirigistes et protectionnistes doit donc être mise en cause.
2 - Le besoin de propriété foncière agricole
Ensuite, les arrangements institutionnels en matière de propriété foncière agricole sont fondamentaux pour comprendre les problèmes alimentaires aujourd’hui. L’offre déficitaire de certains pays n’est pas simplement due à des causes exogènes. Et on ne peut blâmer le marché là où il ne peut pas se développer. En Afrique, le problème majeur de l’agriculture est bien souvent la non-définition des droits de propriété agricole, d’où l’incitation faible à investir dans ce secteur. Le défi majeur des politiques de développement pour favoriser l’essor agricole de certains pays est ainsi de permettre des arrangements institutionnels (intégrés aux coutumes locales) permettant la responsabilité des « entrepreneurs agricoles". C’est seulement avec de telles incitations que l’offre agricole dans certains pays pourra, d’une part, réellement émerger, et d’autre part, suivre la demande. A cet égard, la Chine a tout récemment protégé les droits de propriété de ses paysans pour justement remédier aux problèmes de sa production agricole. Cet engagement doit être pris dans d’autres pays.
3 - Le rôle des institutions financières internationales
Par ailleurs, l’interventionnisme de la Banque mondiale et du FMI depuis des années n’a pas porté ses fruits en dépit des sommes colossales englouties dans les programmes de développement. En revanche, il a rendu durablement dépendantes de nombreuses économies. En effet, l’endettement initié par les politiques contreproductives de « Big push » dans les années 60 et 70, a été suivi logiquement par des politiques d’ajustement structurel. D’où, dans de nombreux cas, l’obligation de développer des cultures non vivrières "rentables à l’exportation" (comme le coton) pour rembourser les prêts. Ces politiques d’aide ont pu donc perturber la sécurité alimentaire de certains pays pauvres. De plus, elles ont été bien souvent accompagnées du maintien de gouvernements irresponsables. Ces derniers, à qui l’on continue de prêter, empêchent le développement de leurs populations en refusant la liberté économique.
4 - L’impact de la crise financière
La crise financière s’est reportée sur le marché alimentaire, le riz ou le blé représentant des "valeurs refuges" pour les spéculateurs. Il faut donc chercher une partie de l’explication – indirecte - de la crise alimentaire du côté de la crise financière. Rapidement, qu’y trouve-t-on ? Des banques américaines qui ont prêté de manière risquée à des gens qui ne peuvent pas rembourser. Mais peu de gens semblent conscients que cela est lié à la politique de la Fed (la banque centrale américaine). Ce qui est parfois appelé la "doctrine Greenspan" a induit un effet pervers majeur : le fait que la Fed assure en quelque sorte les perdants (qui ont délibérément pris des risques) lors de l’éclatement d’une bulle financière. C’est une incitation forte pour les banques à adopter un comportement risqué et peu responsable en matière de prêt, et donc à générer des crises. Il y a ici un parallèle saisissant avec la Banque mondiale et le FMI : des organisations haut placées rendent irresponsables d’autres organisations sous leur coupe. Or, les marchés comme les Etats ne fonctionnent que lorsque la responsabilité des décideurs est sanctionnée.
5 - La hausse du prix du pétrole
Enfin, la hausse du cours du pétrole a aussi une incidence sur le coût de transport des denrées et donc in fine, sur leur prix. L’augmentation du prix du baril s’explique d’abord par la hausse de la demande mondiale qui fait face à une offre rigide cartellisée qui n’a pas investi pour adapter sa production. Par ailleurs, le pétrole constitue une valeur refuge pour les spéculateurs, surtout en période de crise : la hausse des cours peut donc être imputée en partie aux responsables de la crise financière.
Une aide d’urgence est nécessaire pour aider les populations en détresse. Cependant, après avoir traité le symptôme, il faudra s’attaquer aux causes profondes de ces déséquilibres. Et il ne semble pas que les discours des "responsables" des Etats ou des institutions internationales aillent toujours dans le bon sens. Les références au New Deal et à des aides supplémentaires durables par le président de la Banque mondiale, à de nouvelles distorsions du marché, et l’enfermement du ministre français de l’Agriculture dans le protectionnisme, tout cela n’est pas de bon augure. Cette crise devrait être l’occasion de remettre à plat les politiques de développement, et ce au sens large : c’est-à-dire non seulement l’attitude des institutions internationales sensées aider au développement, mais aussi celle des gouvernements des pays pauvres, et bien entendu de ceux des pays riches.
* Emmanuel Martin est Docteur-chercheur en économie (cette analyse est déjà parue dans le quotidien burkinabé Le Pays)
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