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Même si la paix et la stabilité ne sont pas encore totalement revenues, le Kenya sort peu à peu des violences dramatiques que le pays a connu dans les semaines qui ont suivi les élections de fin décembre 2007. Les images de ce pays à feu et à sang se sont estompées sur les petits écrans à travers le monde, mais le drame kenyan, en attendant qu’on en parle au passé, laisse encore quelque amertume dans la manière dont les médias occidentaux ont braqué leurs caméras et distillé leurs commentaires sur cette crise. Des mythes dangereux et des généralisations abusives ont été notées, que John Barbieri dénonce.

Il importe, d’emblée, de mentionner que le titre de cet article est emprunté à la journaliste kenyane Rebecca Wanjiku [1]. Comme beaucoup d’autres personnes, j'ai regardé avec consternation les événements au Kenya, après l'annonce le 30 décembre 2007, des résultats (truqués) des élections. J'ai été, de la même manière, sinon plus, consterné, outragé et dégoûté par la façon dont la situation et les violences qui s’y sont déroulées, ont été décrites et schématisées dans la presse internationale, particulièrement aux Etats-Unis. Dans presque toute couverture et tout commentaire, il y a eu trois mythes et transformations qui ont été répandus, particulièrement dangereux. Tous ces mythes fait l’objet de commentaires plus avisées que les miens, mais il est peut-être utile de reprendre et de commenter davantage sur tous les trois à un même endroit.

Mythes et transformations

Premièrement, il ne s’agit pas ici d’un « conflit ethnique ». Comme la plupart des conflits africains sont présentés par la presse, il y a partout une description de la situation telle que le conflit n’a d’autre cause que les appartenances ethniques et on parle « conflit tribal » ; Il s’agit d’une description raciste, désuète et inexacte de la situation. Bien qu'il y ait eu un facteur ethnique dans le conflit kenyan, cet élément a été exagérée au détriment du facteur plus dominant, lié aux inégalités entre les riches et les pauvres à travers et suivant les appartenances ethniques.

Comme beaucoup d’autres l’ont dit de manière plus articulée, la situation kenyane doit être re-décrite comme un conflit politique. Plus spécifiquement, la violence organisée qui a suivi les élections doit être comprise comme une situation où des élites politiques sont en train de manipuler leurs militants et sympathisants (notamment en payant et en équipant des milices armées et en servant des éléments armés de l'Etat) pour qu’ils déclenchent la violence à leur place (…)simplement en tant que moyen de pression envers la communauté nationale et internationale pour obtenir/garder le pouvoir. Les deux parties en ont été coupables, mais en particulier l'homme que l’on a fait prêter serment comme président et qui a fait un usage disproportionné d’une force brutale de la police et de l’armée, notamment la General Service Unit.

Les répercussions de cette tendance consistant à décrire les conflits par l’appartenance ethnique peuvent se voir dans les distorsions de l'histoire et du contexte de tous les conflits en Afrique et ailleurs. L’une des fausses interprétations historiques les plus répandues est particulièrement évidente dans la documentation populaire et la mémoire collective du génocide rwandais, qui continuent de décrire ce drame comme le simple résultat d’un conflit tribal au départ. Le contexte et l'histoire du génocide s’en retrouvent assombris par la négligence du rôle permanent que joue l’héritage brutal de la puissance coloniale (la Belgique dans le cas du Rwanda) et de la politique nationale, régionale et internationale après l' «indépendance».

Deuxièmement, il ne s’agit pas ici d’un « choc » avec le conflit kenyan. Il faut s’attaquer aux mythes et allégations qui parlent de « choc » pour un « symbole de stabilité, de démocratie et de croissance économique en Afrique. » N’importe qui qui connaît l'histoire du Kenya, l'histoire du colonialisme et l'histoire depuis l' «indépendance », sait que ces évolutions ne constituent pas un choc ; elles sont fomentées pendant longtemps. Les événements du Kenya sont directement liés à l'incapacité du gouvernement de maîtriser les répartitions des pouvoirs héritées du régime britannique, notamment la Constitution elle-même. Elle s’est reflétée dans la tension ethnique fomentée par Kibaki (PNU) et Odinga (ODM).

Dire aussi que le Kenya est un grand « symbole de stabilité, de démocratie et de croissance économique en Afrique » est une présentation erronée des difficultés et des injustices auxquelles la grande majorité de Kenyans font face, sans espoir, et chaque jour. C’est aussi se faire une fausse image des cinq dernières années de « croissance économique éclatante » dont témoigne le régime de Kibaki, qui, à travers une corruption à grande échelle et une inégalité croissante en terme de revenus, a assuré que les avantages de cette croissance économique forte n’atteigne, en gros, que la seule et même élite.

Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, il y a le rôle des Etats-Unis. Aussi bien au Kenya qu’à travers l’Afrique de l’Est. Les Etats-Unis ont essayé avec enthousiasme de construire un bloc d’alliés dans cette région et dans la Corne de l’Afrique, afin de contrecarrer les autres pays qui sont vus comme une menace dans la région. Avec pour alliés clés le Kenya, la Tanzanie, l'Ethiopie, Djibouti, l'Ouganda et le Gouvernement Fédéral de Transition de la Somalie. Ces alliés sont censés contrebalancer la menace du Soudan (le régime de Bashir), de l'Erythrée et de l'Union des Tribunaux Musulmans (UIC) en Somalie.

L'administration Bush a clairement soutenu le président Kibaki, vu que son gouvernement a été l'un de ses principaux alliés dans la « guerre contre le terrorisme » en Afrique de l’Est et dans la Corne de l’Afrique. L'administration Kibaki a coopéré étroitement avec les Etats-Unis dans les raids qu’on disait viser les terroristes le long de la côte kenyane. L'unité kenyane chargée de la lutte contre le terrorisme (avec l'appui américain et anglais) a mené ces opérations anti-terroristes extrajudiciaires, avec pour cible l’importante population musulmane qui réside dans cette zone.

Selon les organisations de droits humains au Kenya, ces opérations anti-terroristes ont consisté notamment à rassembler, à torturer et à extrader des musulmans (en Somalie, en Ethiopie et ailleurs) sans inculpation ni jugement, dans une procédure du même genre que les opérations de guerre contre le terrorisme menées ailleurs. Les gens qui sont ciblés, presque tous des musulmans, sont soupçonnés d’être des agents d’Al Qaeda ou de faire partie d'autres organisations terroristes subversives.

De la même manière, le Kenya était un allié pendant l'invasion de la Somalie par des forces éthiopiennes, il y a un an, avec le soutien américain, pour renverser l'Union des Tribunaux Musulmans (UIC) au sud de la Somalie. Ce qui était et demeure oublié par routine dans l'histoire de l'UIC, reste la manière dont elle a contribué à faire respecter l’ordre, la stabilité et les services sociaux que l’on n’avait pas vus au sud de la Somalie depuis près de quize ans ; mais aussi comment l'UIC avait réussi à déposer les chefs de guerre corrompus (dont beaucoup étaient soutenus par les Etats-Unis). En plus, elle ne cherchait pas à imposer un mouvement international jihadiste du genre Al Qaeda, comme le prétendaient ou le prétendent beaucoup de gens.

Le rôle du Kenya (c’est-à-dire de l’administration Kibaki) dans les opérations militaires consistaient, notamment, à travailler avec les forces américaines le long de la frontière Kenya-Somalie et à partager en permanence les renseignements ; mais ils ont aussi joué un rôle plus direct. Au début de l'invasion, l’armée kenyane, apparemment à la demande des Etats-Unis, a fermé sa frontière avec la Somalie et a refusé l’entrée à tous les Somalis, y compris les réfugiés qui essayaient de fuir le sud de la Somalie. Peu après, les Etats-Unis ont mené des attaques aériennes au sud de la Somalie, faisant au moins trente morts, dont la plupart, si pas tous, étaient probablement des civils qui fuyaient, et non des agents d’Al Qaeda comme on l’a prétendu.

En bref, l'administration Bush avait des ambitions claires de « sécurité nationale » en voulant que Kibaki, en tant que principal allié dans la guerre contre le terrorisme en Afrique de l’Est, reste au pouvoir. Ajoutez à cela les intérêts des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et d’autres pays européens dans le domaine des affaires au Kenya, qui ne se souciaient probablement pas de la plateforme socio-démocratique d’Odinga qui faisait planer une menace d’accroissement des impôts et de redistribution des richesses.

Le plus grand coup à la crédibilité et à la neutralité des Etats-Unis dans ce dossier est cependant intervenu juste après que les résultats de l’élection furent annoncés. De manière incrédule, le Département d’Etat américain s’est manifesté rapidement et a félicité l’homme qu’on a fait prêter serment comme président à la suite de sa « victoire ». Ceci s’est fait alors que chaque diplomate dans le pays avait clairement connaissance des irrégularités dans les élections et du processus hâtif de prestation de serment par le président.

Se rendant compte de son erreur, le département d'Etat se déploya rapidement pour retirer la déclaration de félicitations et sortit une déclaration pour lancer un appel à mettre fin à la violence et à ce que la situation soit résolue en passant par des « solutions constitutionnelles et légales ». Cependant, il est bien évident que ces solutions sont visiblement favorables au président et qu’elles ne vont que maintenir le statu quo : Kibaki et la corruption.

Cela ne devrait pas non surprendre que les quelques chefs d'Etat qui se sont manifestés et ont félicité Kibaki à l’occasion de sa « victoire » sont également ses alliés dans la guerre contre le terrorisme avec l’administration Bush. Il s’agit notamment de Yoweri Museveni de l'Ouganda (qui a reçu beaucoup d'aide de la part de l'administration Bush et qui a fourni une aide cruciale dans l’approvisionnement de troupes de l’Union Africaine en Somalie), du président de transition de la Somalie, Abdullahi Yusuf (que les Etats-Unis, l'Ethiopie et le Kenya ont aidé à reprendre son poste après son renversement par l'UIC), Sheikh Sabah du Kuweit, le Roi Mohamed VI du Maroc et le Premier ministre Themba Dlamini du Swaziland.

Ça vaut la peine de citer un extrait du message de félicitations du président somalien Abdullahi Yusuf, au président Kibaki: « Nos deux pays doivent rester des partenaires forts dans la guerre mondiale contre le terrorisme et des alliés inlassables dans la protection de la liberté.»

(…) Comme d’autres l’ont déjà clarifié (Mukoma wa Ngugi [ 2 ], Wandia Njoya [ 3 ], etc.), on ne devrait pas supposer qu'Odinga est opposé aux intérêts des Etats-Unis et au capital international; les grands bruits qui ont entouré la Hummer d'Odinga ont peut-être été un exemple qui illustre sa vraie nature en tant que membre d’une élite qui se réjouit fortement de ses connexions avec l’occident et aime vivre bien au-dessus du reste des Kenyans. En outre, on ne devrait pas croire que le soutien des Etats-Unis aux leaders et autocrates kenyans corrompus a commencé avec Bush-Kibaki. Des archives montrent bien comment les Etats-Unis ont profondément soutenu et armé le précédent régime dictatorial de 24 ans de Daniel arap Moi, pendant les dernières années de la géopolitique de la guerre froide et au-delà.

Tout ceci ne suggère pas une responsabilité américaine directe pour ce qui est de la manipulation des résultats des élections, mais toujours est-il que les intérêts et le rôle des Etats-Unis, ainsi que des autres acteurs internationaux au Kenya doivent être clarifiés (pour des faits et chiffres supplémentaires sur les liens militaires entre les États-Unis et le Kenya et le président Kibaki, lire l'excellent article de Daniel Volman [ 4 ].)

La Pauvreté du Journalisme International

Somme toute, ce fut dégoûtant de voir la façon dont les journalistes ont été enthousiastes pour documenter et fournir des commentaires inexacts et inhumains sur le carnage au Kenya, mais aussi la manière dont ils se sont trop peu préoccupés d’essayer de comprendre réellement la situation et de rapporter ce que les Kenyans disent et pensent en réalité ; ceci ne devrait cependant pas surprendre. L'inspiration et le titre du présent article vient du blog de la journaliste kenyane Rebecca Wanjiku « La Pauvreté du Journalisme International », et le présent extrait au sujet d'une émission de la CNN vaut la peine d’être longuement cité:

«Il est très important de comprendre la langue locale lorsqu’on fait un reportage de l’étranger. Par exemple dimanche [le 6 janvier 2008], il y avait sur l’écran de la télévision un homme blessé et ceux qui le transportaient ont dit en swahili « tunampeleka hospitalini » (nous l’emmenons à l'hôpital) Mais la traduction du journaliste fut qu’on lui avait demandé « t’a-t-on tiré dessus ou s’agit-il d’une coupe ? »avec la réponse répétée comme quoi il avait été victime de tirs. Il est peu probable que ceci ait été une erreur innocente, le journaliste pourrait tout simplement s’être peu soucié de ce qui était vrai et ce qui ne l’était pas, et il est peu probable aussi que l’on s’en soit rendu compte ailleurs dans le monde. Mais en donnant des images vidéo de la sorte pour s’attarder sur une histoire que vous montez ,c’est faire un reportage malhonnête. J'ai confiance dans le fait que les Kenyans vont bientôt s'embrasser, et que nous retournerons à notre urgente tâche plus mondaine de kujitafutia riziki- trouver quelque chose à manger. J’espère que CNN sera tout près pour couvrir cela et non simplement pour se précipiter sur la prochaine grande nouvelle. A propos, comment se fait-il que la CNN ne couvre pas les soldats ou les civils américains en train de saigner et de grogner de douleurs, et pourquoi la chaîne ne réfléchit pas une seconde fois sur la dignité des morts et des moribonds d'autres pays ? »

Ce sont des journalistes et bloggeurs kenyans, comme Rebecca, et d'autres journalistes locaux qui ont été les vrais champions de la description et l’analyse authentiques de la situation, et qui sont réellement en train de soulever les véritables préoccupations des Kenyans. Plutôt que d'analyser et de traiter avec condescendance la situation à partir de Londres, New York ou même de l'ambassade des Etats-Unis à Nairobi (qui est, bien que pas aussi géographiquement éloignée, aussi éloignée des préoccupations des Kenyans), les médias traditionnels doivent écouter, comprendre et rendre claire l'histoire et le contexte de la situation, et cesser d’en parler avec tant d’ignorance et d’arrogance.

(…) La situation au Kenya, comme tous les conflits politiques (par exemple, à l’est de la République Démocratique du Congo, la Somalie, le Darfur, l’est du Tchad, l'Irak, le Pakistan, la Birmanie, le Sri Lanka, etc.), devrait faire l’objet de reportage rigoureux. Elle doit être placée et décrite correctement en y intégrant un contexte historique approprié et la perspective des gens sur terrain. On doit raconter les perspectives/histoires des gens et ne pas les présenter de façon simpliste et sensationnelle, comme cela se fait si souvent, particulièrement dans l’esprit simpliste du reportage « télévisé ».

Il est regrettable que dans le reportage télévisé américain on entende rarement les voix réelles des personnes qui racontent leurs histoires de par le monde ; trop souvent, nous avons plutôt une voix hors champ d’un (e) reporter à l’intonation occidentale. Pourquoi ne pas utiliser les sous-titres ? Pourquoi ces gens doivent-ils voir leurs opportunités de faire entendre leurs voix dérobées ? Ou pourquoi ne pas trouver des gens qui peuvent parler correctement anglais afin qu’ils parlent en leur nom propre, et non les humilier dans leur statut d’étranger en utilisant des sous-titres indésirables ? Et pourquoi devons-nous attendre les situations de crises pour entendre ces voix ? Pourquoi devons-nous n’entendre, ou plutôt devons-nous juste voir, que ce qui est mauvais ? Pourquoi n'entendons-nous pas de bonnes choses, des choses amusantes, des plaisanteries, des histoires pour jouer et promouvoir les gens racontées au quotidien ? Pourquoi n'entendons-nous pas et ne voyons-nous pas des histoires approfondies au sujet de l’amour et des rêves de la même manière que nous voyons des histoires superficielles portant sur les pertes et le désespoir ?

Les informations qui manquent un sens approprié de l'histoire et du contexte sont juste une liste de mi-vérités brouillées, des informations sans intérêts pour des gens qui sont réellement affectées et qui ne sont qu’une liste de stéréotypes.

*John Barbieri est un journaliste indépendant qui a vécu au Kenya de janvier à juin 2007. Il est fondateur de la US Coalition for Peace with Truth and Justice in Kenya (Coalition américaine pour la Paix avec la Vérité et la Justice au Kenya). Il peut actuellement être joint à l’adresse [email][email protected]

* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur www.pambazuka.org

Notes:

1. Rebecca Wanjiku (1/7/08). ‘The Poverty of International Journalism.’ Kenya Imagine.
2. Mukoma wa Ngugi (1/10/08). ‘Let us not find revolutionaries where there are none.’
(Ne cherchons pas des révolutionnaires là où il n’y en a pas) Pambazuka News.
3. Wandiya Njoya (1/1/08). ‘Kenya's Crisis: A Drama Scripted For The Last Five Years.’ The Zeleza Post. Lisez également tous les autres articles terribles et pleins d’inspiration sur Zeleza Post. Five-years
4. Daniel Volman (1/5/08). ‘U.S. Military Activities in Kenya.’ Association of Concerned African Scholars. (« Activités Militaires américaines au Kenya ». Association de Chercheurs Africains Préoccupés)
5. Arno Kopecky (1/5/08). ‘Violence and cynical foreign news crews.’ (Violence et équipes de journalistes étrangers cyniques) The Daily Nation.