L'Afrique n'a pas besoin de charité, ni de paternalisme

(…) Vous me permettrez de m'adresser à nos très chers voisins (Ndlr : les Européens), et de leur dire que le grand regret que nous avons eu pendant 7 ans, depuis l'an 2000, depuis le rendez-vous pris au Caire, de ne nous être pas revus, comme prévu, est compensé aujourd'hui par la satisfaction des retrouvailles, par aussi la présence de tous les pays concernés. (…) Tout un chacun comprendra que, tout en restant fidèle à ses principes, il ne s'agit pas pour l'Afrique de mimer les autres mais d'agir selon ses cultures, son histoire et à sa façon. L'Afrique entend aujourd'hui élaborer elle-même son agenda, assurer son développement d'abord sur des bases endogènes et non dans des logiques de rattrapage qui ne nous permettront jamais de satisfaire les besoins de nos populations. C'est ce souffle qui, depuis Syrte 1999, a vivifié l'Union Africaine et son programme Nepad.

L'Union Africaine est aujourd'hui une organisation d'intégration et non plus seulement une organisation de coopération comme son prédécesseur l'OUA. Organisation d'intégration dont la finalité communément acceptée est de bâtir les Etats-Unis d'Afrique, même s'il reste à en définir la stratégie, les étapes et le rythme. Pour l'Union Africaine, l'Afrique est une : de la Méditerranée et de la Mer Rouge au Cap, de l'Océan Atlantique à l'Océan Indien. L'Afrique n'est nullement seulement sub-saharienne. Elle est aussi maghrébine. Elle n'est ni noire, ni blanche. Elle est de toutes les couleurs. D'autre part, sans renier son héritage anglophone, francophone, hispanophone et lusophone, que nous assumons, l'Afrique doit d'abord assumer son Africanité.

Par ailleurs, pour nous, il n'y a pas les communautés économiques régionales africaines dont l'Union Africaine. Il y a l'Union Africaine et les Communautés Economiques Régionales. Il est important, surtout en ces temps de négociations des Accords de Partenariat Economique (APE), d'éviter d'utiliser des schémas d'une autre époque, contraires aux choix légitimes africains, d'entamer des négociations isolées pouvant opposer les régions africaines les unes aux autres ou des pays au sein de la même région. Aucun pays africain seul ne peut s'en sortir sans les autres. Le sort des mieux pourvus est intimement lié à celui des moins pourvus.

Il est aussi important d'être à l'écoute des sociétés civiles africaines, des privés africains, de la diaspora africaine, partie intégrante de l'Afrique. Sinon, au bout de ce forcing, ce sera une victoire certes, mais une «victoire à la pyrrhus» fondée sur les divisions, aux coûts dramatiques pour les populations rurales africaines et les industriels africains. Les échanges commerciaux n'ont de sens que quand il y a réciprocité et qu'ils conduisent à un véritable développement.

Nous savons que l'évaluation actuelle des accords antérieurs ne plaide ni pour cette accélération (Ndlr : dans la signature des Accords de partenariat économique) ni pour un rythme à deux ou plusieurs temps. Tant de questions attendent des réponses. La réussite repose sur la confiance et la solidarité et commande de prendre le temps nécessaire pour conclure des accords justes et rassurants. Ne nous risquons pas à ouvrir en fait la voie à un choix de société non annoncé, non discuté, non convenu. Sinon, soyons alors sûrs que les remises en cause ne tarderont pas parce que de plus en plus les populations africaines refuseront de subir.

Personne ne nous fera croire que nous n'avons pas le droit de protéger notre appareil économique.

Très chers voisins, Il est temps aujourd'hui pour l'Afrique d'enterrer définitivement le pacte colonial, de sortir des logiques de l'économie de traite et de comptoir : de ne plus être simplement exportatrice de ressources naturelles brutes, de ne plus accepter d'être simplement un marché d'écoulement de produits finis importés. Il est temps pour l'Afrique de sortir des logiques de détérioration des termes de l'échange pour obtenir des prix justes et constants, et asseoir ainsi durablement la croissance perçue ces dernières années, croissance encore très fragile. Ce sont là les objectifs que nous visons en engageant une politique de partenariat pluriel stratégique et non plus exclusif sur des bases durables et dans une logique de «gagnant - gagnant».

Croyez-moi que l'Afrique ne saurait être ni une chasse gardée, ni un nouveau territoire à conquérir. Un tel partenariat pluriel et stratégique se passera bien d'intermédiaire et de tuteur parce que direct et volontaire.
Depuis bientôt deux ans, de nombreuses rencontres ont été organisées ou sont projetées :

- Novembre 2006 : Sommet Chine - Afrique à Pékin en Chine
- Décembre 2006 : Sommet Amérique du Sud - Afrique à Abuja au Nigeria
- Juillet 2007: Rencontre au Sommet entre la direction de l'Organisation des Etats Américains et la Commission de l'Union Africaine à Washington. aux Etats-Unis
- Novembre 2007: Réunion ministérielle préparatoire du Sommet de la Diaspora Africaine à Johannesburg en Afrique du Sud
- Avril 2008 : Sommet Inde - Afrique à New Delhi en Inde
- Mai 2008 : Quatrième TICAD Japon - Afrique à Tokyo au Japon 2éme Semestre 2008 : Sommet Turquie - Afrique à Istanbul en Turquie
- Deuxième Sommet Amérique du Sud - Afrique à Caracas au Venezuela

En projet, les dates restant à déterminer:
- Le 2éme Sommet Afrique - Pays Arabes Sommet Russie – Afrique
- Sommet Iran - Afrique Sommet Pays de l'ASEAN – Afrique
- Sommet Océanie - Afrique

Avec tous ces partenaires sus-cités, nous entendons aussi développer de véritables politiques de co-voisinage, indispensable, les mers et les océans servant de voies de passage, de rencontres et d'échanges

- entre les pays de l'Océan Indien
- entre les pays de l'Atlantique sud
- à travers la Mer Rouge, la fraternité Afro-arabe (les 2/3 des Arabes dans le monde étant aujourd'hui des Africains)
- à travers la Méditerranée, entre les pays de la Méditerranée nord en Europe et les pays de la Méditerranée sud en Afrique, mais au delà des pays du Maghreb : plus que le 5+5, tout le monde en convient, mais pas le 5+5=32 (incluant seulement les pays européens), sûrement le 5+5 = 83 (les pays européens et africains inclus), pour cogiter le titre d'un livre récent, dans la perspective d'un champ Afrique-Europe.

Il est important aussi pour nous de mener le débat sur la reforme du système des Nations Unies pour tenir compte de la réalité actuelle du monde (près de 192 Etats aujourd'hui), du besoin de plus de démocratie et de plus de justice notamment au sein du Conseil de Sécurité où l'Afrique est le seul continent ne bénéficiant pas de siège permanent. Cette reforme du système des Nations Unies doit concerner aussi les Institutions de Bretton Woods. L'avis de ces institutions doit-il prendre le pas sur les accords que nous concluons, comme c'est le cas maintenant ?

Avec l'Union Européenne, nous pouvons avoir un partenariat singulier de par l'Histoire et par la géographie. Cette Union Européenne, si exemplaire par son sens du droit, par la paix et par la bonne gouvernance, par le sens de la solidarité qui sont devenus les éléments moteurs de son développement, cette Europe pourra nous apporter beaucoup pour faire face aux nombreux défis qui nous assaillent: D'abord le défi de la paix.

Paix enfin au Darfour, en Somalie où la responsabilité première africaine est engagée et où l’exigene de dialogue et de compromis s’impose dans l’urgence. Au Darfour, il nous faut déployer sans de nouvelles pertes de temps l’opération hybride et réussir les négocations de Syrte. Il est indispensable et il importe que des moyens de l’opération, surtout les moyens aériens, soient renforcés et qu’un message unanime sans complaisance appelle tous les responsables des mouvements rebelles à rejoindre la table des négociations.

En Somalie, il s’agit de renforcer la présence des forces africaines pour faciliter le dialogue inter-somalien car la sécurité en Somalie ne pourra être assurée durablement que par les Somaliens eux-mêmes. En RD Congo, force foit rester à l’autorité de l’Etat et à l’Etat de droit et à l’exigence de désarmer les forces génocidaires.

Aux Comores, à Anjouan, l’autorité de l’Etat et l’Etat de droit doivent s’imposer enfin, ou doivent être imposes.

Au Tchad, il nous faut condamner les aggressions armies contre ce pays et appeler les parties au respect des accords de Tripoli du 25 octobre 2007.

Sur tous ces terrains, les auteurs de violence sur les femmes et les recruteurs d’enfants soldats doivent répondre de leurs actes.

Un autre grand défi :

- celui de la protection de l’environnement pour conjurer les effets du réchauffement climatique, les effets de la deforestation nommant au niveau du bassin du fleuve Congo (800 000 ha de forets détruits chaque année sur 200 millions d’ha);
- la crise de l’eau en perspective, porteuse de graves conflits
- le défi de la lutte contre la faim qui concerne aussi près de 40% de la population.

Nous devons engager ensemble, outré la luttre contre le terrorisme, la lutte contre les mercenaries, surtout ceux-là, de plus en plus nombreux, qui accaparent les ressources naturelles, la lutte contre les mafias de la drogue, de l’immigration clandestine, du commerce des armes légères et de petit calibre, du trafic des personnes, particulièrement des enfants.

Nous devons continuer à honorer les engagements dans la lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme, maladies qui tuent nettement plus que toutes les guerres réunies. Nous devons faire de la réalisation des infrastructures (routes, chemins de fer, transport aérien, énergie) et des nouvelles technologies de l'information (pour combler et dépasser le fossé de la fracture numérique) un axe prioritaire si nous voulons d'un marché régional africain, seule condition pour permettre à l'Afrique, dans des conditions d'égalité, d'avoir accès aux marchés extérieurs.

Exigence de devoir de mémoire vis-à-vis de la traite négrière, de la colonisation, de l'apartheid, du génocide rwandais non pas pour polémiquer, non pas pour un quelconque chantage ou repentance dans un sens d'humiliation mais pour ouvrir, en toute responsabilité et en toute conscience, les voies de l'avenir. Il nous faut admettre la réalité et reconnaître la vérité de ces drames pour éviter tout oubli, toute falsification de l'histoire pour que les victimes ne deviennent les coupables et que les faits se répètent. Nous pouvons et devons tourner des pages mais jamais les déchirer.

De même, nous interpelle le défi d'assumer notre diversité culturelle pour en faire le fondement de notre partenariat, pour améliorer les services combien importants de base que sont l'Education et la Santé, pour nourrir de vrais dialogues et, par la gestion de cette diversité culturelle, mieux gérer les échanges humains dont l'immigration, l'immigration qui n'est pas conjoncturelle, qui est la résultante d'un non développement, d'un mal développement et de rapports inégalitaires.

Au delà de simples mesures sécuritaires pour gérer les problèmes combien complexes et difficiles d'immigration, il faut plus de transparence, plus d'implication des populations, plus de justice et de solidarité, plus de concertation et d'actions d'ensemble, d'actions coordonnées. Il faut aussi une approche globale de la question.

Que nul n'oublie Ceuta, Melilla, les Canaries, Lampedusa, Bossasso ! Que nu! ne refuse d'entendre cet appel de la jeunesse africaine qui refuse d'abdiquer.
Un des grands défis demeure aussi et toujours la lutte contre la pauvreté, pauvreté porteuse de violences. La lutte contre la pauvreté signifie d'abord création de richesses, mobilisation de ressources. Il nous faut repenser les sources de financement, revoir les sources de financement alternatif et se poser enfin le principe de l'annulation totale de la dette et du service de la dette. Ce, au moment où les engagements concernant l'augmentation de l'aide publique au développement ne seront pas tenus.

Ces défis sont immenses, mais ils ne sont pas au dessus de notre détermination à les relever et de l'urgence à les dominer dans notre intérêt commun. Nous n'entendons pas jouer la carte de l'Afrique risque pour susciter des soutiens, même si ces risques peuvent exister. Nous jouons la carte de l'Afrique comme opportunité. L'Afrique n'a pas besoin de charité, ni de paternalisme. L'Afrique n'a plus le droit de tout attendre de promesses souvent non tenues. L'Afrique ne doit pas tendre la main.

Les causes de notre mal sont connues et elles ne constituent pas une fatalité. Personne ne règlera durablement et dignement nos problèmes à notre place. L'Afrique entend compter sur elle-même et développer un véritable partenariat «donnant-donnant», «gagnant gagnant». L'Afrique a surtout besoin aujourd'hui de bonne gouvernance, de justice et de solidarité.

Dans la vision d'un monde multipolaire, la mondialisation ne saurait être unilatérale et fondée sur la seule logique des marchés. Nous devons, entre partenaires, mettre en place des mécanismes de suivi, d'évaluation des engagements pris. L'Afrique doit tenir sa place et « jouer le jeu ».

Oui, jouer le jeu, car jouer le jeu en ces temps de mondialisation est incontournable. Je l'ai proclamé devant plus de 4000 participants au cours de l'Université d'été du Patronat français (le MEDEF) à laquelle j'ai été convié en octobre dernier. Nous entendons être parmi les gagnants mais pas sur la base des mêmes règles anciennes conçues dans un esprit non coopératif, non égalitaire.

Alors, quel jeu? Alors, quelles nouvelles règles ? Connues de tous ? Acceptées par tous ? Bâtissons-les ensemble !

Nous Africains, nous avons tous les atouts pour réussir avec nos grandes ressources pour être parmi les gagnants surtout si nous sommes bien préparés et plus en équipe :

- avec les plus grandes réserves minières de la planète
- avec plus de 15% des terres arables
- avec le deuxième poumon du monde
- avec 1/3 du capital hydroélectrique utilisable
- avec le plus grand patrimoine linguistique du monde : plus de 1500 langues parlées au sein de près de 850 sociétés
- avec la deuxième superficie du monde : 30 millions 300.000 kilomètres carrés, soit 6 fois le territoire de l'Union Européenne, 3 fois la superficie de la Chine
- avec enfin, vers 2050, la troisième puissance démographique du monde : près de 1.700 millions d'habitants, dont plus d'un milliard de personnes qui auront moins de 15 ans.

L'Afrique pourrait être ainsi le plus grand chantier du monde, le marché le plus jeune et le plus grand du monde. C'est cette autre Afrique et la grande Europe qui aideront à bâtir cet autre monde, terre d'humanité. Cette terre où d'autres peuples ont besoin de nous sentir plus proches et plus engagés à leurs côtés. Je pense aujourd'hui plus particulièrement au peuple du Bengladesh dans sa détresse, au peuple de Palestine et à tous les autres peuples du monde.

* Alpha Oumar Konaré est président de la Commission de l’Union africaine.

* Ce texte est un discours prononcé le 8 décembre 2007, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture du 2e Sommet Europe-Union Africaine organisé à Lisbonne (Portugal)

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