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Il y a quarante ans, Ernesto «Che» Guevara était assassiné en Bolivie par des mercenaires au service de la Cia des Etats-Unis. Il y a trente ans, Steve Biko, dirigeant du mouvement de la Conscience noire, était assassiné par le régime d’apartheid en Afrique du Sud. Il y a vingt ans, le 15 octobre 1987, la terrible nouvelle de l’assassinat de Thomas Sankara faisait le tour du monde. Le leader charismatique de la Révolution burkinabé était tombé sous les balles d’une bande de tueurs envoyés par Blaise Compaoré et ses complices de la Françafrique. Si le hasard a uni le destin de ces trois héros légendaires, c’est parce qu’ils ont incarné des valeurs universelles et défendu des causes communes à tous les peuples : la liberté, la dignité, le droit de décider de sa propre vie.
Un révolutionnaire sincère et charismatique
En tuant Thomas Sankara, Blaise Compaoré et la Françafrique croyaient détruire l’exemple que Sankara a incarné pour la jeunesse africaine et pour toutes les forces progressistes du continent. Grossière erreur ! Une semaine avant son assassinat, dans un discours à l’occasion du 20e anniversaire de l’assassinat du «Che», Thomas Sankara disait : «On ne peut pas tuer les idées, les idées ne meurent pas». En effet, l’histoire de l’Humanité est jalonnée de martyrs et de héros dont les idées et les actions ont traversé le temps pour inspirer les générations venues longtemps après la disparition de ces grands personnages historiques.
Grands de par leurs idées, leur courage, grands de par leur sacrifice au service d’un idéal immortel : la liberté et la dignité de leurs peuples. Thomas Isidore Sankara s’inscrit dans la lignée de valeureux fils et filles d’Afrique dont les idées et les actions ont laissé une marque indélébile dans l’histoire de leur continent. C’est pourquoi vingt ans après sa disparition, Sankara continue d’être ce magnifique flambeau qui illumine de toute sa clarté la voie pour toutes les forces qui cherchent à mettre fin à la domination de leur continent et à la servitude de leurs peuples.
La grande popularité de Sankara est en partie le reflet de la désillusion à l’égard de dirigeants corrompus et incapables de faire face aux besoins élémentaires de leurs peuples et qui prennent leurs ordres des capitales occidentales et d’institutions, comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (Fmi). La popularité de Sankara provient également de la profonde sincérité de son engagement au service de son peuple, de son dévouement à la cause de l’émancipation du peuple burkinabé et des peuples africains. Son charisme, son honnêteté, sa probité et son intégrité ont fait de lui un héros pour « les damnés de la terre » sur notre continent, pour parler comme Frantz Fanon, à qui il vouait une grande admiration.
Un grand visionnaire
Mais, Thomas Sankara doit surtout sa popularité aux idées et valeurs qu’il a incarnées pendant la période où le destin l’a propulsé sur la scène africaine et mondiale. En effet, si Sankara suscite tant de ferveur vingt ans après son assassinat, c’est parce qu’il a incarné des idées et défendu des causes qui ont une résonance profonde auprès de milliers d’opprimés en Afrique et dans le reste du monde. Sankara était un révolutionnaire sincère doublé d’un grand visionnaire, qui avait le courage de relever les défis les plus difficiles et qui avait une grande ambition pour son pays et l’Afrique.
La plupart des grandes idées ou causes qu’il a défendues il y a plus de vingt ans sont aujourd’hui au cœur des luttes pour l’émancipation économique, sociale et politique des peuples, partout dans le monde. C’était un écologiste avant l’heure, dans un pays dit « pauvre » qui devait avoir des priorités autrement plus pressantes que la défense de l’environnement !
Il fut parmi les premiers chefs d’Etat, peut-être le seul de son époque, à condamner l’excision des filles, une position qui était le reflet de son engagement sans faille en faveur de l’émancipation des femmes et de la lutte contre toutes les formes de discriminations à leur égard.
Il était un défenseur acharné de l’égalité entre les sexes et de la reconnaissance du rôle des femmes dans tous les domaines de la vie économique et sociale. Dans son fameux discours d’orientation du 2 octobre 1983, il disait : «On ne peut pas transformer la société en maintenant la domination et les discriminations à l’égard des femmes qui constituent plus de la moitié de la société. »
Sa lutte implacable contre la corruption, longtemps avant que la Banque mondiale et le Fmi ne la découvrent, avait fait de Sankara un ennemi pour tous les présidents corrompus du continent et pour la mafia capitaliste internationale dont la corruption est un des instruments de conquête de marchés et de pillage des ressources des pays du Sud.
Refusant la fatalité de la « pauvreté », Sankara était un des précurseurs du principe de la souveraineté alimentaire, réussissant la prouesse de rendre son pays auto-suffisant en quatre ans, grâce à des politiques agricoles judicieuses et surtout à la mobilisation des paysans burkinabés. Il avait compris qu’un pays qui ne pouvait pas se nourrir lui-même risquait d’aliéner son indépendance et de perdre sa souveraineté.
C’était encore lui, le second chef d’Etat au monde, après le président Fidel Castro en 1985, qui avait appelé en juillet 1987 les pays africains à former un puissant Front contre la dette illégitime et immorale de leur continent et à refuser collectivement de la payer.
Il avait encore compris, avant les autres, que la dette était une forme moderne d’asservissement de l’Afrique, une cause majeure de pauvreté et de souffrances inouïes pour les populations africaines. Ne disait-il pas que « la dette ne peut pas être remboursée, parce que d’abord, si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas… Par contre si nous payons, c’est nous qui allons mourir… » ?
Sur le plan international, il était le premier Chef d’Etat africain, voire du monde, à dénoncer le droit de veto au Conseil de sécurité et à fustiger le déficit démocratique du système des Nations unies et la grande hypocrisie qui caractérisait les relations internationales. Toutes ces idées sont devenues aujourd’hui des vérités d’évidence et sont au cœur des luttes et des résistances des peuples dont le Forum social mondial (Fsm) constitue l’un des plus puissants points de ralliement.
Soutien à la lutte des peuples contre l’oppression
Parmi les grandes causes que Thomas Sankara a défendues avec passion, il y a son soutien sans faille à toutes les luttes révolutionnaires des peuples pour leur émancipation et à toutes les résistances contre la domination impérialiste et l’oppression coloniale. Dans son discours mémorable devant l’Assemblée générale des Nations unies, le 4 octobre 1984, il disait : « Notre révolution, au Burkina Faso, est ouverte aux malheurs de tous les peuples. Elle s’inspire aussi de toutes les expériences des hommes depuis le premier souffle de l’Humanité. Nous voulons être les héritiers de toutes les révolutions du monde, de toutes les luttes de libération des peuples du tiers-monde. ».
Ces révolutions et luttes ont inspiré Sankara dans sa vision et son désir de transformer en profondeur les structures économiques et sociales de son pays ainsi que les mentalités forgées pendant des siècles de domination étrangère et d’oppression par les classes dominantes et exploiteuses internes et externes. Cela explique sa profonde solidarité avec les luttes menées par tous les peuples opprimés contre les forces de domination.
Cette solidarité s’est manifestée partout avec détermination, dans toutes les enceintes internationales. Que ce soit aux Nations unies, à l’ex-Organisation de l’unité africaine (Oua), ou au sein du mouvement des pays non-alignés. Il était parmi les premiers chefs d’Etat à soutenir la lutte du peuple sahraoui contre les ambitions annexionnistes du Maroc. Il exprima la solidarité du peuple burkinabé à la lutte du peuple kanak contre le colonialisme français. Lors de son passage à New York, il se rendit à Harlem pour apporter son soutien à la lutte des Africains-Américains contre le racisme et les discriminations. Mais surtout, la Révolution Burkinabé sous Sankara avait manifesté un soutien et une solidarité sans faille à l’égard de tous les peuples qui résistaient contre les politiques d’agression de l’impérialisme yankee.
Devant l’Assemblée générale des Nations unies, dans le ventre même de la bête immonde, il condamna avec force le blocus illégal et l’agression permanente des Etats-Unis contre le peuple cubain. Toujours à la tribune des Nations unies, il fustigea leur soutien inconditionnel aux politiques d’annexion territoriale et d’extermination menées par l’Etat sioniste contre le peuple palestinien
Les acquis de la révolution burkinabé
Bien qu’issue d’un coup d’Etat militaire, la révolution burkinabé n’en était pas moins une révolution profondément populaire. Pour Sankara, la prise du pouvoir politique devait servir d’instrument pour libérer son pays de la domination étrangère, mais surtout libérer son peuple de multiples formes de domination, économique, sociale, politique et culturelle.
Dans le fameux discours d’orientation politique prononcé le 2 octobre 1983, il expliquait que cela passait par la destruction de l’Etat néocolonial et la transformation de toutes les structures socio-économiques et des institutions héritées de la colonisation, y compris l’Armée. Et ces transformations devaient aboutir à transférer le pouvoir au peuple, car, comme il affirmait dans le même discours, « le but de cette révolution est l’exercice du pouvoir par le peuple ». Cet objectif fondamental ne pouvait s’accomplir qu’en faisant confiance au peuple et en le mobilisant pour qu’il prenne conscience des enjeux et des sacrifices à consentir.
C’est que, pour Sankara, il serait vain de parler au nom du peuple si on n’est pas capable de le mobiliser pour qu’il s’imprègne de la lutte et forge sa conscience dans le feu de l’action. Ne disait-il pas : «Le plus important, je crois, c’est d’avoir amené le peuple à avoir confiance en lui-même, à comprendre que finalement…il peut s’asseoir et écrire son bonheur… Et en même temps, sentir quel est le prix à payer pour ce bonheur » ? Dans une large mesure, la Révolution Burkinabé était une expérience assez originale de profondes transformations sociales, économiques, politiques et idéologiques. C’était une tentative audacieuse de développement endogène basé sur la mobilisation du peuple.
La poursuite de cet objectif explique l’extraordinaire effort d’émancipation des mentalités, de conscientisation et de mobilisation des masses dans les Comités de défense de la révolution (Cdr) et dans d’autres structures révolutionnaires. En dépit des excès commis par les Cdr et les autres structures révolutionnaires, il n’y a aucun doute que l’un des objectifs majeurs de la Révolution sous Sankara était de libérer la parole pour permettre au peuple de s’exprimer et renforcer la confiance en lui-même. En cela, la Révolution Burkinabé était profondément démocratique et populaire. N’avait-il pas un jour lancé cet avertissement : «Malheur à ceux qui bâillonnent leurs peuples » ? Cet avertissement reflétait l’importance que Sankara attachait à la liberté d’expression, condition indispensable pour encourager toutes les couches de la population à prendre la parole.
Les faiblesses et erreurs de la Révolution
Comme toute œuvre humaine, la Révolution Burkinabé avait ses hauts et ses bas. Ainsi, malgré ses acquis incontestables, elle avait des faiblesses qui devaient finir par miner la cohésion du leadership et même de la rendre impopulaire auprès de certains segments de la population qui l’avaient soutenue au départ, comme la petite bourgeoisie intellectuelle.
L’une de ses faiblesses est liée au fait que les forces sociales qui avaient intérêt au succès de la Révolution - paysans, ouvriers, travailleurs manuels et intellectuels - n’avaient peut-être pas le niveau idéologique requis qui leur aurait permis de mieux comprendre et de soutenir le rythme des transformations révolutionnaires.
Une autre faiblesse est la difficulté de bâtir une coalition solide et durable entre Sankara et ses camarades d’une part, et les partis politiques représentant la petite bourgeoisie intellectuelle, d’autre part. Cela explique sans doute certaines erreurs commises par la direction de la Révolution et qui ont contribué à aliéner une partie de la population et à exacerber les contradictions au sein du leadership quand les difficultés ont commencé à s’accumuler.
Peut-être aussi qu’une action volontariste a pris le pas sur le travail patient d’éducation des masses pour atténuer ou vaincre les pesanteurs sociales et idéologiques qui sont autant de freins dans la mobilisation du peuple. Enfin, le sabotage d’ennemis tapis dans l’ombre et l’isolement relatif dans la sous-région, à l’instar de ce qui s’était passé en Guinée et au Ghana dans les années 1960 et 70, ont fait le reste.
Les leçons de la Révolution burkinabé
Cette révolution était sans aucun doute la dernière grande tentative d’émancipation populaire et démocratique sur le continent. Ni la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, ni la victoire de la Swapo en Namibie n’ont débouché sur des bouleversements économiques et sociaux significatifs. Donc, la Révolution burkinabé peut être considérée comme une expérience presque inédite de profondes transformations économiques, sociales et politiques.
C’était une expérience audacieuse de développement endogène, comme en témoigne la construction d’infrastructures (barrages, rails, écoles, routes, etc.) grâce à une intense mobilisation des masses et en faisant appel au principe de compter sur ses propres forces.
C’est au nom de ce principe que Sankara fustigeait la prétendue « aide » étrangère dont il disait qu’elle «… n’a produit rien d’autre que la désorganisation et l’asservissement…». Il refusait d’écouter les « charlatans de toutes sortes qui ont cherché à vendre des modèles de développement qui ont tous échoué ». Allusion ne pouvait être plus claire aux prétendus « experts » de la Banque mondiale et du Fmi qui ont pris contrôle des politiques économiques dans nombre de pays africains avec les résultats désastreux que l’on sait.
L’attitude de Sankara contraste de manière frappante avec celle de plusieurs dirigeants africains devenus de véritables mendiants qui n’osent plus élever la voix devant les injonctions et interférences de leurs « partenaires au développement ». Sankara avait montré que « pauvreté » ne rimait pas avec absence de dignité et abdication de souveraineté.
Mais la révolution burkinabé comporte aussi des leçons négatives qui méritent une sérieuse réflexion. L’une de ces leçons est liée à la difficulté de nouer une alliance durable et victorieuse entre des militaires et intellectuels progressistes. Une autre leçon liée à celle-ci est le destin de tout coup d’Etat militaire. Peut-il réellement être une source de transformations révolutionnaires durables ou est-il condamné à n’être qu’un feu de paille ? Cette question en appelle certainement d’autres. En tous les cas, les forces révolutionnaires africaines doivent étudier les leçons fondamentales tirées cette expérience pour les luttes présentes et futures.
Conclusion
Nous pouvons affirmer avec force que les idées et principes qui ont guidé la Révolution Burkinabé n’ont pas disparu avec Thomas Sankara. Ils continueront toujours à guider les luttes et résistances des peuples africains aussi longtemps qu’ils n’auront pas mis fin à la domination étrangère et recouvré leur souveraineté. Mais la meilleure façon d’honorer la mémoire de Thomas Sankara est de poursuivre son combat et promouvoir les valeurs qu’il a incarnées.
En vérité, les révolutionnaires africains ont un devoir de mémoire non seulement à l’égard de la Révolution Burkinabé, mais également à l’égard de toutes les révolutions africaines qui l’ont inspirée.
Car n’oublions pas que Sankara était un panafricaniste ardent qui ne faisait pas mystère de sa filiation idéologique et politique avec Nkrumah, Lumumba et Cabral, entre autres. Nous avons le devoir d’étudier la pensée et l’œuvre de Sankara et des autres penseurs et dirigeants révolutionnaires africains afin de pouvoir les enseigner aux jeunes générations. C’est en préservant et développant les valeurs et les idées fondamentales de la Révolution sankariste et des autres révolutions africaines que nous arriverons à forger les armes idéologiques et politiques qui nous permettront de déconstruire les valeurs et concepts du système dominant et à construire nos propres concepts basés sur notre propre vision du monde et nos réalités.
De même que le sang du "Che" a irrigué le sol sacré des Amériques qui est en train de produire de dignes successeurs du légendaire révolutionnaire argentin, en vue de réaliser le rêve de Simon Bolivar et des autres héros de ce continent, de même le sacrifice de Sankara et celui de ses illustres devanciers produiront d’autres Sankara, qui un jour inévitablement réaliseront le rêve de Nkrumah et des autres héros et martyrs de la Révolution Africaine : édifier une Afrique indépendante, unie, prospère et maîtresse de son destin.
* Demba Moussa DEMBELE est Membre du Comité sénégalais pour la Commémoration du 20e anniversaire de l’Assassinat de Thomas Sankara
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