Savons-nous exactement combien l’Afrique perd chaque année en termes de richesses ? Les remboursements du Tiers Monde, de l’ordre de 340 milliards de dollars par an, prennent la direction des trésors des pays du Nord pour servir une dette de 2,2 trillions de dollars, cinq fois plus le budget d’aide au développement du G8, selon Patrick Bond. En outre, les citoyens africains connaissent un épuisement des ressources forestières et minières et souffrent des méfaits de la pollution à cause de l’exploitation nocive des mines. Dans ce contexte, Bond soutient que ceux qui disent que l’Afrique bénéficie de l’intégration internationale ont tort.
Il y a dans l’ouvrage de Walter Rodney Comment l’Europe a sous-développé l’Afrique, publié en 1973, un ensemble d’arguments toujours actuels sur la question. L’auteur dit : « On peut trouver une réponse à la question de savoir qui et quoi est responsable du sous-développement de l’Afrique à deux niveaux. Premièrement, c’est le système impérialiste qui est le principal responsable du retard économique de l’Afrique, en drainant ses richesses et en contribuant à la lenteur latente de tout développement des ressources du continent. »
Et l’auteur de poursuivre : « Deuxièmement, on devrait aussi s’intéresser à ceux qui manipulent le système et ceux qui sont soit des agents soit des complices passifs de ce même système. »
L’Afrique au sud du Sahara souffre jusqu’à présent de l’expropriation de ses richesses, suivant deux trajectoires : les flux de ressources dans la direction Sud-Nord et une formation de classe interne défavorable. Dans le premier cas, tout est lié à une exploitation des pays du Sud par la dette et les finances, un fantôme d’aide, l’évasion des capitaux, un commerce injuste, des investissements mal servis, une exploitation écologique et « la fuite des cerveaux ».
Dans le dernier cas, en lieu et place de l’accumulation et de la formation de classes par le biais d’une classe moyenne et une classe capitaliste productive, l’Afrique a vu la formation d’un comprador excessivement puissant, qui est une élite dont les revenus proviennent d’une accumulation financière parasitique et sont facilités par leur pouvoir politico-bureaucratique de patronage, qui à son tour favorise l’évasion des capitaux.
Même si les remises provenant de la Diaspora financent présentement le développement et même une petite partie de l’accumulation de capitaux, l’évasion des capitaux demeure toujours un grand problème. A plus de 10 milliards de dollars par an depuis les années 70, les citoyens du Nigeria, de la Côte d’Ivoire, de la RDC, de l’Angola et de la Zambie ont été collectivement et particulièrement vulnérables à la fuite de leur richesses nationales vers l’étranger. L’un des facteurs majeurs de ce fléau vers la fin des années 90 était le changement de la résidence principale des actions émises par les grandes sociétés sud-africaines, de Johannesburg à Londres.
A Washington, le plus reconnu dans les élites africaines est peut-être le ministre sud-africain des finances Trevor Manuel, qui était jusqu’au mois dernier seulement le chef du Comité du Développement de la Banque Mondiale et du FMI. Après avoir échoué, pendant quatre ans, à faire ajouter la démocratisation, même partielle, des Institutions de Bretton Woods au programme de son comité, Manuel ne s’est pas gêné pour combler d’éloges le retour à l’attention de l’Afrique : « Les conditions macroéconomiques en Afrique en ce moment n’ont jamais été meilleures. On a une inflation à un chiffre. On a une croissance à un rythme de 4,7% sur l’étendue du continent. La plupart des pays a également une très forte balance fiscale. »
Ces déclarations ne sont vraies que si on prend au sérieux des statistiques économiques de nature trompeuse. Heureusement, nous n’avons pas à le faire parce que même la Banque est parfois obligée de reconnaître que l’Afrique se fait toujours déposséder de son « épargne véritable » à travers la réductions de ses minerais et forêts et d’autres facteurs éco-sociaux que les économistes pratiquant la politique de l’autruche ignorent tout simplement.
Les déclarations de Manuel paraissent impressionnantes. En vérité, à cause de l’austérité imposée par les ajustements structurels, les Etats africains ont réduit leurs déficits, de 6% environ de sorties annuelles au début des années 90 à moins de 4% aujourd'hui. Cependant, les économies qui ont la croissance la plus rapide ont en réalité augmenté leurs déficits d’un point de pourcentage durant la décennie écoulée, ce qui revient à dire que le Keynésianisme marche toujours aussi bien pour les élites africaines que pour Georges Bush.
Dans le même temps, la politique monétaire était resserrée, les taux d’intérêt en hausse et les banques centrales africaines – dont la gestion est généralement confiée au FMI ou à des anciens du FMI – étaient découragées d’imprimer de l’argent (ce qui parfois participe à l’inflation). Les hausses de prix étaient réduites des taux à deux chiffres avant 2004 à une moyenne de 9% cette année. Cependant, ce niveau est trop bas pour une trajectoire de développement, a soutenu Joseph Stilglits, ancien chef économiste à la Banque Mondiale, dans sa critique de l’orthodoxie économique intitulée « Post Washington ».
Le président de la Banque Paul Wolfowitz, architecte de la Guerre en Irak, était d’excellente humeur à la conférence de presse du Comité du Développement que dirige Manuel tenue le 25 septembre : « Le chemin a été balisé pour réaliser l’allégement de la dette, et au risque d’utiliser une métaphore dangereuse, je crois que Trevor nous a passés la balle devant la cage vide du gardien et il ne reste plus qu’à la pousser là-dedans. »
Une métaphore assez dangereuse en réalité, car Manuel a vite noté un obstacle de plus : « Un défi juridique parce que certains pays pourraient se sentir lésés. Ma compréhension est qu’aussi bien Rodrigo (Rato, directeur du FMI) que Paul retourneront à leurs conseils respectifs avec la ferme intention de définir ce que le principe de l’égalité de traitement devrait être dans chaque cas, et veilleront à ce qu’il y ait égalité de traitement. »
Il semble qu’InterAmerican Development Bank et Asian Development Bank ne vont pas participer au pantomime de l’allégement de la dette. Au finish 14 pays africains choisis par le G8 et quatre autres en Asie et en Amérique Latine auront des miettes d’allégement, ce qui coûtera moins de 2 milliards de dollars seulement au G8, sur une dette totale de 40 milliards.
Mais puisque les dirigeants de ces pays ont cessé de se faire entendre, la dette de ces 18 nations en est donc réduite : pas à rien, mais à des niveaux qui permettent à la Banque et au FMI de garder leur contrôle macroéconomique, afin que l’évasion des capitaux et le bradage des matières premières continuent de profiter aux pays du Nord.
Aucun des reformes commerciales proposées à l’occasion de la réunion de l’OIC à Hong Kong en décembre ne changera le calcul de base du déclin à long terme des produits de premières nécessité, en dehors du pétrole. Christian Aid a récemment estimé à 272 milliards de dollars le préjudice causé aux pays africains par la libéralisation du commerce depuis 1980.
Même face à de telles « contradictions et conflits internes » - c’est-à-dire une grande surcapacité, les guerres, les bulles immobilières, les réparations dues aux cyclones, les crises dues à la dette et les problèmes causés la balance des paiements – des gens comme Wolfowitz peuvent se permettre de faire de petites concessions. Après tout, les remboursements annuels du Tiers Monde, de l’ordre de 340 milliards, vont dans la direction Nord pour servir la dette de 2,2 trillions de dollars. C’est cinq fois plus le budget d’aide au développement du G8 (et dix fois plus le niveau des dons du Nord une fois qu’on soustrait « le fantôme d’aide » qui n’atteint jamais les masses).
Comme le conclut Eric Toussaint, un activiste contre la dette basé à Bruxelles : « Depuis 1980, plus de 50 plans Marshall coûtant plus de 4,6 trillions de dollars ont été envoyés par les gens de la Périphérie à leurs créanciers du Centre ».
Pensez aussi au Sud comme créancier écologique. Selon l’écologiste Joan Martinez-Alier : « La notion de dette écologique n’est certainement pas radicale. Pensez au passif environnemental subi par des entreprises sous la législation américaine dénommée Superfund. Bien qu’il ne soit pas possible de faire un calcul exact, il est nécessaire d’établir des ordres de magnitude afin de stimuler la discussion. »
Joan Martinez-Alier et Jyoti Parikh, tous les deux membres du Panel des Nations Unies sur l’évolution du climat, soutiennent qu’en se fondant sur le rôle du Tiers Monde, qui sert d’évier à carbone, une subvention annuelle estimée à 75 milliards de dollars quitte le Sud pour aller vers le Nord. Les africains sont les plus exploités parce que les économies non-industrialisées n’ont même pas encore commencé à utiliser la plus petite fraction de ce qui leur devrait être dû sous n’importe quel cadre juste d’allocation des ressources globales telles que les émissions de carbone.
Les sommes débloquées devraient facilement couvrir les remboursements de dettes. Mais c’est plutôt l’escroquerie du G8 à Gleneagles qui enlise davantage les pays pauvres et de plusieurs manières. Selon Jubilee South : « L’annulation de la dette multilatérale qui est proposée est toujours liée à certaines conditionnalités y afférant. Ce qui ne fait qu’accentuer la pauvreté, ouvrir nos pays davantage à l’exploitation et à la rapine, et perpétuer la domination du Sud. Même si l’annulation de la dette était sans conditionnalités, la proposition est loin d’être alléchante, car n’étant pas assez entreprenant pour faire avancer la cause de la justice entre les peuples dans le bon sens. »
Cependant, presque par hasard, un autre document de la Banque, intitulé « Où est la richesse des nations », a commencé à circuler tout juste avant les rencontres annuelles de la Banque Mondiale et du FMI. Les employés de la Banque reconnaissent dans ce document au moins que les investisseurs étrangers sont susceptibles de diminuer la richesse globale et les ressources de ces pays, une fois que l’épuisement de ces dernières et la pollution sont pris en compte.
(Pour être sûr, la Banque adopte une définition minimaliste basée sur les prix actuels – non pas sur des valeurs potentielles futures lorsque la rareté deviendra un facteur crucial, particulièrement dans le secteur pétrolier. Les économistes de la Banque n’ont pas non plus daigné calculer les dommages causés aux environnements locaux, à la santé et la sécurité des travailleurs, et plus particulièrement aux femmes et aux personnes les plus vulnérables vivant dans des communautés établies autour des mines. Et le travail non rémunéré des ménages et des communautés est toujours oublié dans les statistiques comptables nationales, réduisant par là le travail des femmes à zéro.)
A quoi servent les investissements alors? A partir du milieu des années 90, les investissements étrangers directs se sont exclusivement concentrés sur les plates-formes pétrolières du Golf de Guinée en Afrique de l’Ouest et de l’enclave angolaise du Cabinda, hormis la privatisation avortée de certaines ressources sud-africaines en 1997.
Dans le même temps, les régimes corrompus les recevant ont fait la guerre à leurs propres peuples, non seulement en Angola (où le conflit a officiellement pris fin après que la guérilla de droite Unita a perdu toutes forces suivant la mort de Jonas Sawimbi). En outre, comme l’a noté Amnesty International le mois dernier, la Banque Mondiale devait financer un gazoduc Tchad-Cameroun dont la valeur est estimée à des milliards de dollars pour ajouter un peu de sensibilité sur la question des droits de l’homme, mais c’est la répression qui en a résulté.
D’autres africains de la République Démocratique du Congo (RDC), de la Guinée Équatoriale, du Gabon, du Nigeria et du Soudan souffrent aussi de l’épuisement de leur pétrole sous les coups de dictatures militarisées.
Les sud-africains sont aussi impliqués dans ce type de pillage du pétrole. À la conférence annuelle de l’Association de science politique du même pays au KwaZulu-Natal le mois dernier, un chercheur du gouvernement a changé sa position de 2003 selon laquelle la coopération non hégémonique était, en fait, l’option adoptée par le gouvernement post-apartheid de l’Afrique du Sud.
Après avoir fait le bilan de l’ANC (African National Congress) dans le secteur énergétique du continent, particulièrement au Soudan et en Guinée Equatoriale, il a reconnu que : « Le gouvernement de l’ANC a abandonné toute considération éthique et tous principes de droits de l’homme, lesquels devaient être le socle de sa politique étrangère. »
Big Oil a célébré cet état de relations de pouvoir le mois dernier au Congrès mondial du pétrole à Johannesburg. Les opposants, invités par l’excellente ONG groundWork, n’ont pas non plus manqué à l’appel. Les Ogoni ont, par exemple, demandé des réparations non seulement pour la destruction entière de leur Delta, mais aussi pour l’épuisement de ce que les économistes appellent « capital naturel ».
Quelle est la valeur exacte du capital naturel dont l’Afrique est expropriée? En Afrique du Sud, la valeur des minerais dans le sol est allée de 112 milliards de dollars pour tomber à 55 milliards de dollars en 2000, selon l’ONU, pendant que l’Afrique dans son ensemble se retrouve avec une épargne annuelle nette dans le rouge.
En ajoutant, pas seulement l’épuisement lié au pétrole mais aussi la valeur du sous-sol, les ressources ayant trait au bois, les ressources forestières ne comprenant pas le bois, les zones protégées, les zones de culture et de pâturage, la Banque Mondiale estime que les citoyens gabonais ont perdu 2.241 dollars chacun en 2000, suivis par les citoyens de la RDC (-727 dollars), ceux du Nigeria (-210), du Cameroun (-152), de la Mauritanie (-147) et de la Côte d’Ivoire (-100).
En plus de l’épuisement minier qui représente 1% du revenu national annuel, la Banque reconnaît que la perte de forêts coûte aux sud-africains 0,3% de leur épargne nationale, la pollution 0,2% et l’émission de CO2 1,6%. Au total, en ajoutant quelques autres facteurs, l’ « épargne véritable » de l’Afrique du Sud est réduite de 15,7% à 6,9%.
Ces analyses, documents et calculs sont tout neufs et tout frais et doivent faire la honte de ceux qui disent que l’intégration internationale peut enrichir l’Afrique. Le contraire est plus vrai.
À la différence de Trevor Manuel, les activistes pour la justice africaine comme ceux qui se sont rencontrés lors de la conférence de groundWork le savent bien. Ils ont écrit aux responsables du Congrès mondial du pétrole en ces termes : « À chaque niveau dans la chaîne de production de combustibles fossiles où vos membres « ajoutent de la valeur » et font des profits, des gens ordinaires, des travailleurs et leurs environnements en pâtissent et en sont plus qu’appauvris. Là où le pétrole est exploité, pompé, traité et utilisé, en Afrique et ailleurs, des écosystèmes ont été endommagés, la qualité de vie de leurs peuples détruite et leur aspirations démocratiques et leurs droits et cultures piétinés. »
Et la lettre de conclure : « Votre futur énergétique qui ne font que suivre le modèle des intérêts des classes riches qui surconsomment, utilisent de l’énergie sans retenue et brûlent des combustibles et dont leurs styles de vie, téméraires et égoïstes, non seulement appauvrissent les autres mais menacent l’environnement dans toute sa globalité, nous imposant par là le tumulte, l’incertitude quant au climat, la destruction et la violence de la guerre. Un autre futur énergétique est nécessaire : le vôtre a échoué ! »
En réalité, le Forum social de l’Afrique du Sud à Harare, tenu au début de ce mois, a étendu ce sentiment à tout l’ensemble des relations économiques qui ne font que déposséder l’Afrique de toutes sortes de richesses.
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* L’auteur de cet article est basé à l’Université du KwaZulu-Natal et sert au Centre de la société civile de la même institution. Le présent article fait partie d’une plus grande étude menée en collaboration avec le Centre sud-africain pour la justice économique basé à Johannesburg et Equinet basé à Harare. On remercie les participants à l’atelier de Harare pour leurs réactions.
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