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Le 200e numéro de Pambazuka, célébré il y a deux semaines, est l’occasion pour Aboubakr Tandia d’insister sur la possibilité que cet espace offre pour «un dialogue entre les générations panafricaines». Entre de vieux «militants de l’émancipation, de l’émergence et de l’unité des africains» et des jeunes qui les rejoignent dans le «postulat anticolonialiste des analyses». Mais pour Tandja, Pambazuka devrait aller plus loin que «de se constituer un instrument de la jonction entre ces deux pôles historico-politiques», pour mieux promouvoir «l’enracinement culturel et de la confiance en soi et en son chez-soi».

Les bâtisses du panafricanisme que Pambazuka a permis d’ériger pour les Africains sont déjà nombreuses et ont fait l’objet des différentes contributions dans le numéro 200 (en français) de cette plateforme d’information, de communication et de dialogue panafricains. Grâce à des espaces d’expression tels que Pambazuka, les cathédrales et les remparts d’une Afrique conquérante et en renouveau sont, entre autres, la conquête d’un nouvel ordre mondial de la pensée, la déconstruction du capitalisme en Afrique et dans le Sud, la cyber-prise de voie des sociétés africaines et la nouvelle conscience politique de l’intelligentsia panafricaine, etc.

Nous voulons insister ici sur un des aspects importants de l’espace Pambazuka qui est la possibilité d’un dialogue entre les générations panafricaines ainsi que les modalités d’extension et de consolidation de ce dialogue indispensable pour le devenir de l’Afrique.

Bien souvent, il s’est avéré difficile de relier entre elles les générations africaines, notamment au plan du militantisme et de l’engagement politique au-delà des Etats et des ensembles régionaux, voire continentaux. Les trajectoires empruntées par les politiques d’éducation et les politiques scientifiques et culturelles, qui devaient assurer la continuité idéologique et intellectuelle entre générations, ont été de plus en plus éloignées des exigences d’un enracinement culturel et des priorités de progrès scientifique et socioéconomique, tel que les premiers panafricanistes en avaient jetés les jalons dans la première moitié du XXème siècle.

Les politiques mises en place par les gouvernements postcoloniaux, dans ces domaines vitaux de l’émancipation et de l’émergence des sociétés et des peuples africains, ont été déviées de leur rationalité et vidées de leur essence dans le contexte de l’ajustement structurel tri-décennal et de l’autoritarisme politique qui lui est caractéristique. Le besoin de réprimer les populations, pour asseoir des pouvoirs personnels et néopatrimoniaux aptes à perpétuer l’extraversion (1) idéologique et économique de notre continent a justifié la mise en place de politiques d’éducation assimilationnistes ainsi que des politiques scientifiques d’apprentissage et de rattrapage dont le fondement évolutionniste déterminait en même temps les politiques culturelles prétendument traditionnalistes pour ne pas dire « traditionnistes » et hyper folklorisées. Cette situation n’a pas été sans conséquence sur l’état actuel des relations entre les générations d’africains et de panafricanistes.

En effet, ayant abouti au sous-développement endémique et à l’extrême paupérisation de nos sociétés, du fait de leur évidement culturel et scientifique, ces politiques ont produit une jeunesse sous-cultivée, sous-instruite, désarmée scientifiquement et culturellement, et dépourvue d’une conscience politique essentielle pour confronter les défis du XXIème siècle. Contrairement à la première génération de (pan)africains, imbue des idéaux féconds et puissants d’un engagement libérateur qui ont porté le rêve de l’émancipation et des indépendances, et posé les fondements d’une démocratisation politique par une deuxième génération, la troisième génération (2) des années 1980 et 1990 se trouve aujourd’hui écartelée entre une globalisation désétatisant et dénationalisant d’un coté, et un nationalisme qui ne mobilise plus de l’autre, tant au niveau national qu’à celui continental.

Telle qu’elle est décrite dans la littérature sur les jeunes cette troisième génération est celle de l’ambivalence (3) : tantôt elle est cette victime de la mal gouvernance et de la pauvreté, tantôt elle est cette jeunesse oisive, complexée, extravertie et occidentalisée. Sur le plan fondamental de l’action sociale et de l’activité économique, cette jeunesse se caractériserait plutôt par le goût pour les choix faciles – la fuite dans l’émigration, la musique et la danse à longueur de journée, l’économie souterraine et la violence des situations de (post)conflits – dont le caractère suicidaire interpelle cependant les politiques de gangsters (4) qui les précipitent chaque jour dans ces options radicales du suicide ou de la résignation.

Par ailleurs, si cette ambigüité de la condition juvénile n’a jamais interrompu le rapport critique des jeunes à l’ordre politique , (5) la présence et l’engagement de cette troisième génération dans les productions artistiques et la culture populaire (6) de manière générale leur ouvre de nouveaux espaces de prise de parole politique et d’inventivité sociale et économique. Il est clair que sans un usage particulièrement adapté, « socialisé » ou « populaire » des technologies de l’information et de la communication, les révoltes arabes auraient eu beaucoup de mal à prendre corps et à aboutir aux changements en cours. Il en est de même en Afrique subsaharienne où les usages des réseaux sociaux et du téléphone portable font de la jeunesse un acteur politique de premier plan dans les bouleversements timides qui s’y déploient petit à petit sous la forme d’un effet de contagion . (7)

Cela dit, malgré cette ardeur et cette capacité d’adaptation, la troisième génération qui a tiré profit du travail et des sacrifices des générations précédentes – décolonisation, démocratisation politique, panafricanisme politique – a besoin encore de « s’armer de science jusqu’aux dents » comme l’avait fortement recommandé Cheikh Anta Diop. En effet, l’économie de marché tout comme les technologies du cyberespace globalisé restent des lianes qui ont tissé la « natte des autres » (8) sur laquelle nous sommes encore assis ; moins qu’une fin, elles demeurent des moyens et pas les seuls qui soient mobilisables, encore moins les plus originaux pour sortir de l’ornière.

Le hiatus culturel et le recul scientifique de l’Afrique s’expriment encore par une baisse inquiétante du niveau d’éducation de la dernière génération malgré des chiffres en hausse, au grand bonheur des bailleurs et des tenants de la croissance, du nombre d’écoles, de collèges, d’universités, de salles de spectacle, etc. L’autre hiatus entre la jeunesse expatriée et celle du continent et de la diaspora demeure un obstacle à la formation des communautés épistémiques et culturelles nécessaires à la consolidation d’un panafricanisme véritablement post-nationale . (9) La fuite des cerveaux des décennies précédentes peine encore à être convertie en « mobilité des cerveaux », de sorte que l’intelligentsia expatriée puisse sérieusement être constamment mobilisée au service du continent et de ses nombreux défis.

Pambazuka est en train déjà de se constituer en cet instrument de la jonction entre ces deux pôles historico-politiques et du « retour méthodique » à la maison dont parlait Ali Mazrui . (10)

Par l’écoute, la lecture et l’écriture, le géni culturel et scientifique de l’Afrique pourra faire sienne les technologies de l’information et de la communication. En même temps que les réseaux sociaux, les journaux et revues en ligne tels que Pambazuka peuvent démultiplier et dynamiser davantage le rassemblement qu’ils ont déjà fait éclore entre les différentes générations de panafricains. Le dialogue entre ces générations de militants de l’émancipation, de l’émergence et de l’unité des africains est symbolisé dans l’espace « Pambazuka» par la rencontre entre de très jeunes contributeurs comme Amy Niang, Guy Marius Sagna, etc., et les anciens comme Samir Amin, Paul Tiyambé Zeleza, Horace Campbell, Issa Shivji, Yash Tandon, Amady Ali Dieng, etc.

Sur le plan thématique, on retrouve chez les anciens des lectures prenant en charge les dimensions scientifiques et idéologiques des dynamiques conservatrices qui influencent les processus politiques en Afrique (démocratie, développement, politiques publiques, coopération internationale) face à des analyses plus « révoltées » et actualisées chez les plus jeunes. Toujours est-il que l’accent émancipateur des deux discours, jeunes et anciens, apparaît dans le postulat anticolonialiste des analyses. Cela se retrouve notamment dans la remise en cause des symboles et des structures du (néo)colonialisme et l’attitude des puissances étrangères, anciens colonisateurs et superpuissances. Il suffit de voir les réponses ponctuellement ajustées que les opinions panafricaines ont apportées à la crise en Côte d’Ivoire et leur extension à l’invasion de la Lybie. Enfin, le caractère multilingue de l’espace Pambazuka favorise déjà un degré élevé de militantisme et de diversité dans la communication, donc l’intercompréhension qui seul pourra démolir les clivages dressés entre les peuples panafricains.

Cependant, si les réflexions des jeunes et des anciens s’ouvrent à l’activisme citoyen de la nouvelle génération et au contexte politique global et continental, l’historicisation de cette analyse partagée demeure encore le fait des plus anciens. Or ces derniers seront de moins en moins nombreux à se faire entendre. Autrement dit, la connaissance de l’histoire qui permet de mieux appréhender le présent et le futur reste encore à améliorer chez les jeunes. On pourrait dire qu’il y a, dans le militantisme révolté des jeunes, un rejet de l’auto-flagellation qui pouvait caractériser l’attitude quelque peu nostalgique des vieux. Il ya également une volonté de ne pas verser dans l’ego-histoire dans le sens critique de Moniot . (11) Il s’agit encore de la question de l’enracinement culturel et de la confiance en soi et en son chez-soi. Et les politiques culturelles et scientifiques qui peuvent aider à relever ce défi de la connaissance et du militantisme historicisé ne font pas souvent l’objet de réflexion dans l’espace Pambazuka et dans le débat public citoyen en général.

L’Afrique et les forces progressistes du monde ont encore une faible prise sur les agrégats sociopolitiques globaux ; il est donc tout à fait compréhensible que les préoccupations les plus largement exprimées et traitées dans cet espace soient la liberté et le dynamisme de la presse, la vigueur de l’espace public, la démocratisation politique, le néocolonialisme, l’intégration régionale, la paix et la sécurité, la gouvernance, etc. Mais la grammaire profonde des injustices et des anomalies de cet univers de l’inégalité et de l’exploitation est constituée par la civilisation ambiante de la sous-culture et de la mal-instruction favorisée par le néolibéralisme. Avec sans doute davantage de soutien des uns et des autres, plus de coopération et d’échanges, de fréquentation médiatisée entre anciennes et nouvelle générations, l’espace Pambazuka s’affirmera davantage comme l’un des socles inébranlables du dialogue panafricain productif et libérateur.

En vue de l’expansion du « levez-vous » pour la « décolonisation mentale » (12) dont parlait Ngugi Wa Thiong’o, Pambazuka pourrait aller à l’assaut des institutions culturelles et scientifiques africaines à travers des numéros axés sur le dialogue intergénérationnel panafricain et les politiques culturelles et scientifiques. L’idée essentielle est de former des citoyens-pèlerins, afin d’éviter ce qu’une brillante collègue appelle « l’atrophie de la vertu civique ». Nous suggérerions très vivement des tirages périodiques sous forme de compilations thématiques et régionales, annuelles ou semestrielles, qui pourraient à la fois générer des ressources et disséminer l’esprit et la lettre de Pambazuka !

NOTES
1) Lire Bayart, Jean-François, 1999, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale, No 5 (automne), p. 97-120 ; Clapham, Christopher, 2005, Africa and The International System. The Politics of State Survival, Cambridge: Cambridge University Press.

2) Il est possible de parler de troisième génération justement parce qu’elle se démarque, dans son ensemble, par son absence de conscience panafricaine. Les vieilles générations ont en cela une responsabilité grande, celle de n’avoir pas su ‘transmettre’ la fièvre de la lutte aux jeunes générations.

3) Diouf, Mamadou, Collignon, René, « Les jeunes du Sud et le temps du monde : identités, conflits et adaptations, » Autrepart (18), 2001 : 5-15.

4) Basenka, Cage, 2006, « Des adieux douloureux à la patrie : la mauvaise gouvernance facteur d’accélération de l’émigration africaine », Bulletin du CODESRIA, No 3 & 4, p. 36-37.
5) Mbembe, Achille, Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire, Paris : L’Harmattan, 1985.

6) Lire Dangarembga, Tsitsi, The Popular Arts and Culture in the Texture of the Public Sphere in Africa, Dakar, CODESRIA, Lectures Series No 4, 2010, 11 p.; Child and Youth Studies in Africa, CODESRIA Bulletin, Nos 3 & 4, 2009.

7) Guy Marius Sagna, « Les révolutions de Tunis à Ouagadougou : Ou de la réponse des masses africaines à « There is no alternative » (TINA) », Pambazuka, Numéro 197, 12 Juillet 2011, http://pambazuka.org/fr/category/features/74830

8) Ki-Zerbo, Joseph, 1992, « Le développement clés en tête », La natte des autres : Pour un développement endogène en Afrique, Dakar : CODESRIA.

9) Nesbitt, Francis Njubi, 2005, « Globalization and The Political Economy of African Migration to the North », in Eliso Salvado Macamo (ed.), Negotiating Modernity. Africa’s Ambivalent Experience, Dakar, London & New York: CODESRIA, Zed Books and USAP, p. 135-158.

10) Mazrui, Ali, 2002, Africanity Redefined, The Collected Essays of Ali A. Mazrui, Vol. 1 [Series Editor: Toyin Falola; Editors: Ricardo Rene Laremont & Tracia Leacock Seghatolislami], Trenton, NJ and Asmara, Eritrea: Africa World Press; 1999, The African Diaspora: African Origins and New World Identities [Co-editors Isidore Okpewho and Carole Boyce Davies], Bloomington: Indiana University Press.

11) Il faut noter par ailleurs que c’est une jeunesse dont le potentiel d’engagement est étouffé par une vieille génération de politiciens (non-militants) qui n’ont pas su assurer « l’extension du domaine de la lutte » initiée par les panafricains de la période de lutte pour l’indépendance. L’autre contrainte est l’absence d’idéaux à la mesure d’un projet social fondé sur un système de gouvernance humaniste.

12) Ngugi Wa Thiong’o, James, 1986, Decolonizing The Mind: The Politics of Language in African Literature, London—Nairobi—New Hampshire: James Currey—Heineman Kenya—Heineman New Hamsphire.

* Aboubakr Tandia, est doctorant en Science Politique, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal.

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