Un nouveau rapport des Nations Unies suggère fortement que la précipitation de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour une "intervention humanitaire" a pu être basée sur des éléments exagérés et que son intervention militaire a pu avoir des effets peu "humanitaires".
Dans les dix jours qui ont suivi le début du soulèvement à Bengazi en Libye, le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies a établi la Commission Internationale d’Enquête en Libye. L’objectif de la Commission était " d’enquêter sur toutes les allégations de violation des droits humains en Libye". Le mandat général était d’établir les faits concernant les violations et les crimes et d’entreprendre les actions nécessaires pour identifier leurs auteurs afin de leur demander des comptes.
Le 15 juin, la Commission a présenté son premier rapport au Conseil. Ce rapport était temporaire compte tenu que le conflit était toujours en cours et que l’accès au pays était minimal. Le rapport de juin n’était pas plus concluant que celui d’ONG des droits humains (comme Amnesty International et Human Rights Watch). Dans certains cas les rapports des enquêteurs de ces ONG (comme Donatella Rovella d’Amnesty) était de meilleure qualité que ceux de la Commission.
En raison du conflit inachevé et des conditions de sécurité aléatoire suite à la guerre, la Commission n’est pas retournée sur le terrain avant octobre 2011 et n’a pas repris de véritable enquête avant décembre 2011. En mars 2012, elle a finalement produit un rapport de 200 pages qui a été présenté au Conseil des Droits de l’Homme à Genève. Cette récente publication a été reçue sans fanfare ni trompette et les délibérations du Conseil se sont tenues dans un cercle restreint.
Toutefois le rapport est plutôt révélateur en particulier sur deux points importants : premièrement, que toutes les parties au conflit sur le terrain ont commis des crimes de guerre et qu’il n’est fait état d’aucun génocide potentiel de la part des forces de Kadhafi ; deuxièmement qu’il y a un manque évident de clarté en ce qui concerne les potentiels crimes de guerre de l’OTAN. Ces deux points ne sont pas assez élaborés. Il est fortement suggéré que la précipitation de l’OTAN pour mener son "intervention humanitaire" a été basée sur des preuves insuffisantes et que son intervention peut avoir été tout sauf "humanitaire".
C’est précisément en raison du fait que l’OTAN ne rend de compte à personne que le Conseil de Sécurité des Nations Unies hésite à énoncer une résolution forte sur la question syrienne. "En raison de l’expérience libyenne", me disait en février l’ambassadeur indien auprès des Nations Unies, Hardeep Singh Puri, "d’autres membres du Conseil de Sécurité, comme la Chine et la Russie, n’hésiteront pas à exercer leur droit de veto si une résolution- et c’est un grand si- prévoit des actions selon le Chapitre 7 de la Charte des Nations Unies qui permet l’usage de la force et de mesures punitives et coercitives"
LES CRIMES CONTRE L’HUMANITE
Le soulèvement libyen a commencé le 15 février 2011. Au 22 février, la commissaire aux droits humains des Nations Unies, Navi Pillay, annonçait que 250 personnes avaient été tuées en Libye " bien que le nombre véritable soit difficile à vérifier". Néanmoins, Pillay faisait état "d’attaques systématiques et à grande échelle contre la population civile", ce qui "pourrait s’avérer être un crime contre l’humanité". Pillay s’est ensuite référée à Ibrahim Dabbashi, le vice-représentant permanent libyen auprès des Nations Unies, qui avait fait défection et déclaré que"Kadhafi a entrepris le génocide du peuple libyen". Aussitôt, les dirigeants du monde ont usé des termes "de génocide" et de "crimes contre l’humanité" de façon interchangeable. Ces concepts ont généré une ambiance générale selon laquelle Kadhafi était déjà entrain de tuer de façon indiscriminée, soit qu’il était prêt pour un massacre à l’échelle de celui du Rwanda.
Les travaux courageux d’Amnesty International et de Human Rights Watch et plus tard, en 2012, le rapport des Nations Unies font mentir ce jugement (comme le fera mon prochain livre "Arab Spring, Libyan Winter. AK Press") qui jour après jour enregistrent les évènements et montrent deux choses : les deux parties au conflit ont usé de force excessive et les rebelles ont eu le dessus pour la majeure partie du conflit et bien que les forces de Kadhafi aient réussi à reprendre des villes, elles ont été incapables de les garder.
Le rapport des Nations Unies était davantage focalisé sur la question des crimes commis sur le terrain. Ci après le genre de preuves médicolégales que l’on peut trouver dans le rapport :
1. A la base militaire et camp de détention de Al Qalaa : " Des témoins, ensemble avec le procureur, ont présenté le corps de 43 hommes et garçons qui avaient les yeux bandés et les mains liées". Kadhafi les avaient fusillés. Rapportant de nombreux incidents de cette nature ainsi que les tirs d’artillerie lourde dans les villes, le rapport des Nations Unies note que ceci s’avère être un crime de guerre ou crime contre l’humanité.
2. "Il est allégué qu’une douzaine de soldats de Kadhafi ont reçu un balle derrière la tête de la main de « thuwar » (combattant rebelle) autour du 22-23 février 2011 dans un village entre Al Bayda et Darnah. Ceci est corroboré par des enregistrements vidéo sur téléphone". Après avoir établi une liste exhaustive d’incidents de ce genre et de l’usage de l’artillerie lourde contre des villes comme Syrte, le rapport des Nations Unies suggère une prépondérance de preuves de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité.
A aucun moment, il n’est fait référence à un génocide dans le rapport, pas plus qu’à un massacre organisé de civils. Ceci est significatif parce que la Résolution 1973, qui permettait à l’OTAN d’entrer en guerre, était basée sur les prémisses qui disaient que "des attaques systématiques et à large échelle ont actuellement cours dans l’Arab Jamahiriya libyenne contre la population civile" qui peuvent "’s’avérer être des crimes contre l’humanité" La Résolution 1973 omet toute considération sur la violence disproportionnée des « thuwar » contre la population fidèle à Kadhafi ( que Al Jazeera avait déjà rapportée le 19 février), un fait qui aurait pu faire hésiter les Nations Unies au moment où elles permettaient à l’OTAN d’entrer dans le conflit du côté des rebelles. Les bombardements partisans de l’OTAN ont permis aux rebelles de subjuguer le pays plus rapidement que dans une guerre prolongée, mais ils lui ont aussi donné carte blanche pour continuer à perpétrer leurs propres crimes contre l’humanité.
Grâce au soutien de l’OTAN, il était évident qu’aucune véritable enquête sur le comportement des rebelles n’aurait lieu et personne ne permettrait une enquête pénale sur ces crimes contre l’humanité. Les violences de cette nature de la part de ses propres alliés ne sont jamais investiguées, comme les Alliés l’ont appris après la Deuxième Guerre Mondiale, lorsqu’il n’y a eu aucune enquête sur les bombardements incendiaires criminels comme par exemple dans le cas de Dresde. Il n’est donc guère surprenant que le rapport des Nations Unies ne relève les commentaires des Commissaires qui se sont "gravement préoccupés qu’aucune enquête indépendante ou poursuite judiciaire ne semblent avoir été instituées concernant les tueries commises par les thuwar". Il est peu probable qu’aucune n’ait lieu. Il y a maintenant plus de 8000 combattants pro-Kadhafi dans les geôles libyennes. Aucun chef d’accusation n’a été porté contre eux. Nombreux sont ceux qui ont été torturés et plusieurs sont morts (parmi eux Halal al Misrati, présentateur des info sous Kadhafi)
La section du rapport des Nations Unies concernant la ville de Tawergha est des plus surprenante. Les trente mille résidents de la ville ont été déplacés par les « thuwar » de Misrata. Le sentiment général parmi eux était que la population de Tawergha a bénéficié d’un régime préférentiel sous Kadhafi ce qui est contesté par les intéressés. Tout au long de la route entre Misrata et Tawergha on trouvait des slogans du genre "la brigade pour purger les esclaves, les peaux noires" qui indiquent clairement le nettoyage raciste de la ville. La section concernant Tawergha représente 20 pages du rapport. Un rapport qui glace le sang. Des ressortissants de Tawergha ont raconté aux Commissaires qu’au cours "des interrogatoires " ils étaient battus, de la cire chaude leur était déversée dans l’oreille cependant qu’il leur était intimé de confesser des viols qu’ils auraient commis à Misrata. Il a été dit à la Commission que du diesel avait été déversé sur le dos d’un homme, suite à quoi on lui a mis le feu avant que de le mettre aux fers pendant 12 jours. Et ainsi de suite, page après page. Le nombre de morts n’est pas clair. Les réfugiés sont mal traités lorsqu’ils se rendent à Benghazi et Tripoli.
Pour la Commission, ces attaques contre Tawergha sont des crimes de guerre et celles,qui ont eu lieu depuis lors violent les droits humains internationaux et sont un crime contre l’humanité. En raison des "difficultés actuelles auxquelles doit faire face le gouvernement libyen", conclut la Commission, il est peu probable qu’il soit capable de rendre justice à la population de Tawergha et de mettre un terme à "la culture d’impunité qui caractérise ces attaques"
LES CRIMES DE L’OTAN
Au cours de ces derniers mois, les Russes ont demandé une véritable enquête par le Conseil de Sécurité des Nations Unies pour ce qui concerne les bombardements de l’OTAN en Libye. "Il y a beaucoup de réticences à l’entreprendre", m’a confié l’ambassadeur indien auprès des Nations Unies. Lorsque les pays de l’OTAN du Conseil de Sécurité appelaient à la guerre en février-mars 2011, les discussions concernant la Libye avaient lieu dans un forum ouvert. Suite à la Résolution 1973 et depuis la fin de la guerre, les pays de l’OTAN n’ont permis des discussions qu’à huis clos. Lorsque Navi Pillay est venue discuter du rapport des Nations Unies ses remarques n’ont pas été divulguées.
En effet, lorsqu’il est apparu à l’OTAN que la Commission souhaitait enquêter sur le rôle de l’OTAN dans la guerre en Libye, Bruxelles s’est regimbée. Le 15 février 2012, le conseiller légal de l’OTAN, Peter Olson, a écrit une lettre musclée au président de la Commission. L’OTAN acceptait que Kadhafi "avait commis de sérieuses violations du droit international" ce qui a conduit à la Résolution 1973 du Conseil de Sécurité. Ce qui n’était pas acceptable était toute référence à des "violations" au cours du conflit, imputables à l’OTAN.
"Toutefois, nous serions préoccupés si les "incidents" qui seraient le fait de l’OTAN étaient inclus dans le rapport au même titre que ceux que la Commission qualifierait de violation du droit ou constituerait un crime de guerre. Nous notons à cet égard que le mandat de la Commission consiste à discuter "les faits et circonstances des… violations (du droit) et … des crimes perpétrés". En conséquence de quoi nous demandons à la Commission, dans le cas où elle choisit d’inclure les actions de l’OTAN en Libye dans la discussion, qu’elle rapporte clairement que l’OTAN n’a pas pris pour cible délibérée des populations civiles et n’a pas commis de crimes de guerre en Libye "
Il faut dire, à son crédit, que la Commission a inclus les " incidents" de l’OTAN. Toutefois, il y a eu quelques problèmes factuels. La Commission annonce que l’OTAN a fait 17 939 sorties armées en Libye cependant que l’OTAN déclare avoir effectué 24 200 sorties dont 9000 frappes. Ce que cet écart peut signifier n’est pas exploité dans le rapport ou dans la conférence de presse subséquente. La Commission souligne que l’OTAN a frappé divers sites civils (comme Majer, Bani Walid, Syrte, Surman, Souq al Juma) ainsi que des sites que l’OTAN affirme avoir été des "centres de commandement et de contrôle". La Commission n’a trouvé "aucune preuve de telles activités" dans ces "centres". En raison du refus de l’OTAN de pleinement collaborer avec la Commission, l’enquête n’a pas "permis de déterminer, au vu d’informations insuffisantes, si ces attaques étaient basées sur des renseignements incorrects ou périmés et par conséquent, si elles sont compatibles avec les objectifs proclamés de l’OTAN qui dit avoir pris toutes les précautions pour éviter absolument de faire des victimes civiles".
Trois jours après que le rapport a été remis au Conseil des Droits de l’Homme, le chef de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen a nié les conclusions anodines concernant l’OTAN. Et de renchérir qu’il était content de ce rapport qui montrait que "l’OTAN avait conduit sa campagne avec la plus grande précision, faisant preuve d’une détermination démontrable pour éviter les victimes civiles". Le rapport ne contient aucune affirmation aussi claire. Il est beaucoup plus circonspect, préoccupé par le manque d’information qui permettrait de faire toute la lumière sur la campagne de bombardements de l’OTAN. Cette dernière a mené sa propre enquête mais n’a pas remis son rapport ou ses données brutes à la Commission des Nations Unies.
Le 12 mars, le Secrétaire Général des Nations Unies, Ban Ki Moon, s’est rendu auprès du Conseil de Sécurité et déclarait "qu’il était profondément préoccupé" à propos des violations des droits humains en Libye, y compris les 8000 prisonniers détenus sans processus judiciaire (y compris Saif el Islam Kadhafi qui, selon la logique de l’OTAN, aurait dû être transféré à La Haye). Rares sont ceux qui contestent cet aspect du rapport. La tension provient de la partie du rapport consacrée à l’OTAN. Le 9 mars, Maria Khodynskaya-Golenishcheva, de la mission russe auprès des Nations Unies à Genève, notait que le rapport des Nations Unies omettait d’explorer la mort de civils causée par l’OTAN. "A notre avis" a-t-elle dit, "de nombreuses violations du droit impératif international et des droits humains ont été perpétrés au cours de la campagne de l’OTAN, y compris du droit le plus fondamental, le droit à la vie"
Le 12 mars, le ministre des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, accusait l’OTAN de "bombardements massifs"en Libye. En réponse à cette accusation, le porte-parole de Ban Ki Moon, Martin Nesirsky, a souligné que le Secrétaire Général avait accepté " le contenu général du rapport qui dit que l’OTAN n’a pas délibérément ciblé des civils en Libye"
L’OTAN répugne à permettre une enquête exhaustive. Elle croit qu’elle détient le pouvoir et, avec le cas de la Libye, elle montre comment les Nations Unies peuvent l’utiliser comme son bras armé (à moins que les Etats de l’OTAN y voient la possibilité d’utiliser les Nations Unies pour exercer leur pouvoir). Au Conseil de Sécurité, le secrétaire général de l’OTAN, Rasmussen note que "le Brésil, la Chine, la Russie et l’Inde se sont délibérément mis de côté afin de permettre au Conseil de Sécurité d’agir et ils n’ont pas mis leur puissance militaire à la disposition de la coalition qui a émergé". L’OTAN était sans concurrence. Raison pour laquelle les Russes et les Chinois sont peu soucieux de permettre une résolution des Nations Unies qui suggère une intervention militaire. Ils redoutent la boîte de Pandore ouverte par la Résolution 1973.
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* Vijay Prashad a d’abord publié cet article sur Counterpunch. Le nouveau livre de Vijay Prashad "Arab Spring, Libyan Winter (AK Press) " est paru à la fin mars – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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