La crise ivoirienne s’enlise. Trois mois après l’élection présidentielle du 28 novembre 2010, le pays vit toujours avec ses deux présidents. L’intervention militaire extérieure agitée pour faire tomber le régime Gbagbo n’étant pas une solution facile à mettre en œuvre, l’approche des sanctions économiques et financières a été mise en avant. Pour Pierre Sané, « il est légitime de se demander si cet acharnement résulte du seul contentieux électoral du scrutin présidentiel du 28 novembre 2010».
Le scénario du pire, l’intervention armée de l’extérieur, ayant semble-t-il été écarté, voici que se déploie sans peur des contradictions la stratégie de l’absurde. On nous promet un « étouffement économique et financier » de la Côte d’Ivoire : interdiction d’exportation du cacao, interdiction faite aux banques de « coopérer » avec le régime de Laurent Gbagbo, interdiction de paiement des salaires des fonctionnaires et des soldats, gel des avoirs d’individus et de sociétés nationales et privées, restrictions de déplacements, autant d’actions à la légalité pour le moins douteuse.
Avec le déroulé de cette stratégie aux intentions clairement néfastes pour l’ensemble du pays et de ses habitants, il est légitime de se demander si cet acharnement résulte du seul contentieux électoral du scrutin présidentiel du 28 novembre 2010. Car si tel était le cas, on attendrait tout simplement la fin de la mission de l’Union africaine dont les recommandations sont supposées être contraignantes. Aux yeux du gouvernement français, « grand ordonnateur » de cette campagne acharnée de sanctions, quelle importance, au fond, que Laurent Gbagbo ou Alassane Ouattara soit le vainqueur du scrutin ? Mais pour Nicolas Sarkozy, qui en a fait une affaire personnelle… qui sait ? Résultat : la diplomatie française en Afrique continue à être piégée par la confusion entre intérêts personnels, réseaux et logique d’Etat.
Les sanctions prises par les pays européens, le Canada et les Etats-Unis visant des individus et des sociétés ivoiriennes (et même les accréditations d’ambassadeurs) s’écrouleront, c’est là mon intime conviction, dès les premiers recours juridiques. Car ces sanctions sont fondées sur le refus de reconnaître le président soit disant « élu » et de se mettre à son service ; or n’importe quel juge guidé par son « âme et conscience » demandera avant toute chose à examiner la Constitution ivoirienne avant de trancher. Et comme cette Constitution n’a jamais été suspendue par aucune des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, elle sera la seule source en droit pour le juge.
A part les mesures prises par la trentaine de pays évoqués ci-dessus, les seules autres actions à l’encontre de la Côte d’Ivoire et des habitants du pays viennent des sept autres pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et d’Alassane Ouattara lui-même.
Le retrait de la signature internationale au niveau de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a eu comme conséquence la suspension des mécanismes de compensation interbancaire et éventuellement la fermeture provisoire de plusieurs banques, empêchant l’accès des clients à leurs comptes bancaires. Nous risquons sous peu d’être confrontés à des violations sérieuses des Droits de l’homme qui relèveront de la responsabilité de ces banques si leurs clients n’arrivent pas à soigner des parents malades, alimenter proprement leurs enfants, payer des salaires dans le respect du droit du travail. Il serait judicieux que les organisations non gouvernementales et avocats se mobilisent activement et sans tarder pour documenter avec précision tous les cas individuels de violations de droits humains à des fins de poursuites ultérieures devant les juridictions nationales, régionales ou internationales.
L’interdiction temporaire, annoncée par Alassane Ouattara, de l’exportation de fèves de cacao va, quant à elle, faire surtout l’affaire des spéculateurs qui ont acheté à terme et qui vont profiter de la flambée des cours. Notamment la société Armajaro du trader Anthony Ward qui a acquis, en juillet 2010, 240 000 de tonnes de cacao soit 20 % de la production ivoirienne et 15 % des stocks mondiaux. Cette société a investi 1 milliard de dollars et en tirera un profit substantiel rien qu’à la suite de cette décision d’Alassane Ouattara dont le beau-fils, Loïc Folloroux, 35 ans, n’est autre que le directeur Afrique d’Anthony Ward (1). Pure coïncidence, il va s’en dire. Quant aux producteurs et aux commerçants ivoiriens... qui s’en soucie ? L’objectif est plutôt de les « étouffer » !
Etouffer consiste à faire perdre la respiration par asphyxie, en d’autres termes à tuer. Mais qui va-t-on tuer ? Laurent Gbagbo ou la Côte d’Ivoire ? Qui sera le tueur ? Et pourquoi ? N’y a-t-il pas d’autres alternatives ? Ou s’agit-il d’imposer coûte que coûte Alassane Ouattara, quel que soit par ailleurs le résultat sincère du scrutin ? Et cela sans attendre les conclusions de la mission de l’Union africaine ?
Supposons une minute qu’après vérification Alassane Ouattara n’ait pas gagné les élections ? Cela relèverait-il du domaine de l’impossible ou carrément de la divagation? D’où vient cette certitude inébranlable concernant la victoire d’Alassane Ouattara ? De la proclamation des résultats par le président de la Commission électorale indépendante (CEI) ? On sait qu’il n’y avait pas consensus au sein d’une CEI qui était par ailleurs forclose. De la certification par le Représentant spécial du secrétaire général des Nations unies ? Sa précipitation et le non-respect des procédures ont malheureusement entaché sa certification. D’où un doute légitime dans l’esprit de beaucoup. Tant qu’un doute nous habite, un seul doute, il serait ignominieux de laisser un pays frère se faire « étouffer ».
La certitude inébranlable en l’infaillibilité des arbitres, qui plus est arbitres auxiliaires, et donc en la victoire au sortir des urnes d’Alassane Ouattara (ou de Laurent Gbagbo d’ailleurs) est une proposition indubitablement absurde et, pis encore, dangereuse, voire suicidaire puisqu’elle maintient les deux protagonistes dans des positions maximalistes.
Est absurde ce qui n’est pas acceptable par la raison et par le bon sens : la stratégie de l’étouffement financier est absurde parce que si Alassane Ouattara arrive avec le soutien de la France à étouffer (tuer) la Côte d’Ivoire, il n’aura rien à gouverner si ce n’est un champ de ruines. En outre, à supposer que Laurent Gbagbo ait pris en otage la Côte d’Ivoire, tuer un otage qu’on veut libérer ne fait pas du prétendu preneur d’otage l’assassin. L’assassin est bien celui qui aura tué (étouffé) avec préméditation et impéritie. Ensuite, si Alassane Ouattara n’y parvient pas et que le pays réussit à survivre à la tentative d’asphyxie, aucun Ivoirien ne voudra alors le voir arriver au pouvoir. Jamais ! Car on a beau se dire que tout est permis à qui veut arriver au pouvoir, il est des actions que l’on ne doit pas entreprendre contre son pays et ses concitoyens. Je me souviens de ce que me confiait Me Abdoulaye Wade au Sénégal au lendemain des élections de 1993 qu’il était convaincu d’avoir remportées, après que le Conseil constitutionnel, a proclamé son adversaire vainqueur : « Je ne franchirai jamais les grilles du Palais en marchant sur les cadavres des Sénégalais ».
Est absurde ce qui n’est pas conforme aux lois de la cohérence et de la logique rationnelles : la stratégie de l’étouffement est absurde parce que les sanctions ne feront pas la différence entre les producteurs de cacao pro-Ouattara et ceux qui s’opposent à lui. Pareil pour les fonctionnaires privés de salaires. Ne préfèreront-ils pas tous un recomptage des votes ou une nouvelle élection à un étouffement ? Qui plus est, ces banques qui auront fermé vont perdre la confiance de leurs clients quelle que soit par ailleurs l’issue du contentieux électoral.
Absurde aussi parce que les millions de Sénégalais, Maliens, Nigérians, Burkinabè, etc. qui vivent en Côte d’Ivoire vont souffrir de ces sanctions. Peut-être même vont-ils être obligés de quitter leur terre d’adoption. Il est facile de prédire pour qui ils vont voter lors de prochaines échéances électorales dans leurs propres pays si les décisions prises par leurs chefs d’Etat respectifs venaient à asphyxier le poumon économique de l’Afrique de l’Ouest.
Absurde, quand tu nous tiens !
Laurent Gbagbo est accusé d’être un usurpateur et pour le faire partir on veut asphyxier le pays. Or il affirme détenir des preuves sur les irrégularités qui ont entaché le scrutin. Saddam Hussein affirmait ne pas détenir d’armes de destruction massive. On lui a dit « prouve-le », ce qui est absurde car la charge de la preuve incombe toujours aux accusateurs. Laurent Gbagbo dit qu’il a des preuves de fraudes qui ont dénaturé le verdict final ; on lui dit littéralement « on s’en fiche » et, comble d’absurdité, on s’apprête à étouffer son pays alors qu’il suffirait de vérifier si ces preuves sont tangibles ou pas.
Et le jaillissement de l’absurde ne s’arrête pas là.
La sanction, c’est ce qui normalement frappe le délinquant mais encore faut-il qu’on nous dise quelle loi a été enfreinte. Il y a un simple contentieux électoral et le Conseil constitutionnel du pays s’est prononcé et a investi Laurent Gbagbo. La communauté internationale n’ayant aucune compétence pour désigner un Président en Côte d’Ivoire pas plus qu’au Gabon (2), Alassane Ouattara est donc en fait un Président « autoproclamé », ayant lui-même sollicité vainement l’investiture du Conseil constitutionnel, et ce faisant, il continue de violer la loi ivoirienne depuis trois mois. Mais c’est Laurent Gbagbo qui se fait sanctionner ! Et qui plus est, c’est lui qui se ferait spolier en acceptant le recomptage des voix puisqu’il est déjà le Président investi par la plus haute instance juridictionnelle qui soit !
Mais que voulez-vous, c’est décidément à un véritable déferlement d’absurdités auquel nous assistons en Côte d’Ivoire.
Toute cette absurdité m’horripile et me laisse perplexe.
Ce qu’on oublie complaisamment c’est que la moitié de l’électorat a voté pour Laurent Gbagbo. Et qui sait ce que ferait l’électorat PDCI si les élections étaient à refaire aujourd’hui, échaudé qu’il est par la découverte de la réalité de l’axe RDR-rebelles. D’autant plus que chaque fois que le chef politique des rebelles ouvre la bouche, il fait perdre à Alassane Ouattara de sa crédibilité. Ne se rend-il donc pas compte que les chefs d’Etat africains sont « allergiques » aux rebelles ? Je mets d’ailleurs au défi la communauté internationale d’exiger de nouvelles élections entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara pour solder enfin le contentieux électoral et mettre fin à ce « festival de l’absurde » !
Sauf si l’objectif délibéré était de conduire le pays à la guerre, guerre civile cette fois, afin de justifier l’intervention extérieure ! A ce moment-là, ce qui paraît absurde aujourd’hui sera logique et rationnel demain.
Pathétique de cynisme et de myopie !
En attendant, il est évident que ce qui se joue en Côte d’Ivoire aujourd’hui est d’une importance capitale pour le devenir de nos enfants en Afrique et donc nous interpelle tous. A nous de savoir relever le défi à l’entame du deuxième cinquantenaire de nos indépendances.
NOTES
(1) Voir Jeune Afrique du 11 août 2010 : « Main basse sur le cacao »
(2) Candidat malheureux à l’élection présidentielle gabonaise du 30 août 2009, André Maba Obame, s’étant estimé spolié par la Cour constitutionnelle, s’est autoproclamé Président de la République le 25 janvier 2011 et a demandé la reconnaissance de l‘ONU, avant de prendre refuge dans les locaux du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) à Libreville du 25 janvier au 27 février 2011.
* Pierre Sané, ancien Secrétaire général d’Amnesty International et ancien Sous-directeur général de l’UNESCO, est président d’Imagine Africa
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